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— « Peut-être. »

— « Où est la tente de Kokteky ? »

— « Derrière le Pavillon du Clan Mzurra, à gauche. Il y a une pièce sur le rabat d’entrée. »

— « Si tu ne viens pas, j’irai te chercher. »

— « Nous aurions peut-être moins de risques à courir une autre nuit…»

— « Moins de neige aussi. L’hiver avance ; qui sait si ce n’est pas là la dernière grande tempête. Partons cette nuit. »

— « J’irai dans ta tente, » dit-elle, se soumettant sans discussion avec sa docilité à toute épreuve.

Il avait ménagé dans son bandage une fente lui permettant d’y voir suffisamment pour se diriger, et il essaya de voir son amie ; mais dans la pénombre ce n’était qu’une silhouette grise sur fond gris.

Tard dans la nuit, elle arriva dans les ténèbres, sans plus de bruit que n’en faisait sur la tente la neige apportée par le vent. Ils étaient prêts pour le départ, munis du nécessaire, tous deux silencieux. Falk ferma son anorak en cuir de bœuf, en assujettit le capuchon et se baissa pour ouvrir le rabat d’entrée. Il fit un bond de côté car un homme se précipitait vers la tente, le corps ployé en deux pour en franchir la basse ouverture – c’était Kokteky, Chasseur corpulent à tête rasée, jaloux de son rang et de sa virilité. « Horressins ! La Femme Rousse…» commença-t-il, puis il la vit dans l’ombre, faiblement éclairée par les braises du feu. Il vit aussi comment ils étaient habillés tous deux et comprit ce qu’ils projetaient de faire. Il recula pour fermer l’entrée et pour échapper à l’attaque probable de Falk, puis il ouvrit la bouche pour crier. Sans prendre le temps de penser, d’un réflexe rapide et sûr, Falk, à bout portant, déchargea sur lui son laser, dont le rayon mortel arrêta instantanément le cri qui allait sortir de la gorge du Basnasska, foudroyant en un instant sa bouche, son cerveau, sa vie, dans le plus parfait silence.

Falk tendit la main au-dessus des braises, saisit celle de sa compagne et, lui faisant enjamber le corps de l’homme qu’il avait tué, l’entraîna dans la nuit.

Portée par un vent léger, une neige fine tombait en poudre et tourbillonnait, les faisant suffoquer de froid. Estrel haletait. Lui tenant le poignet de la main gauche et son pistolet dans la main droite, Falk partit vers l’ouest parmi les tentes éparpillées, qu’on discernait tout juste grâce aux faibles lueurs orangées éclairant une toile ou filtrant par une fente. Encore quelques minutes et ces lueurs elles-mêmes disparurent. Il n’y avait plus rien que la nuit et la neige.

Les lasers à main de la Forêt orientale servaient à différents usages : la poignée contenait un dispositif d’allumage, et le canon pouvait faire office de torche, d’ailleurs sans grande efficacité. Falk régla son arme de façon à en obtenir une lueur rouge permettant de consulter la boussole et de voir le sol à quelques pas devant eux, et ils poursuivirent leur route, ainsi guidés par cette lumière qui pouvait tuer.

Le vent avait amenuisé la couche de neige recouvrant la longue pente où les Basnasska avaient établi leur camp d’hiver, mais non sur le terrain bas où ils arrivèrent ensuite. Ne voyant rien devant eux, ils n’avaient que la boussole pour les guider dans la tempête de neige qui brassait l’air et la terre en une seule masse confuse et tourbillonnante. Certains amoncellements de neige dépassaient un mètre cinquante et, pour les franchir, Estrel avait de tels efforts à faire qu’elle haletait comme un nageur épuisé dans une mer démontée. Ayant arraché la cordelette de cuir cru servant à serrer son capuchon, Falk se l’attacha au bras et dit à Estrel d’agripper l’autre bout ; il put ainsi l’entraîner et lui frayer le passage. Lorsqu’elle fit une chute, Falk subit une traction qui faillit le jeter à terre ; il se retourna, mais il lui fallut un moment pour la voir, à la lueur de son laser, accroupie presque à ses pieds. Il s’agenouilla et, dans le cercle de lumière falote striée de neige, vit clairement son visage pour la première fois.

— « Je ne m’attendais pas à pareille épreuve…» murmura-t-elle.

Ils restèrent blottis l’un contre l’autre dans cette petite bulle de lumière au milieu des ténèbres où, sur des centaines de kilomètres, le vent lançait la neige à l’assaut de la plaine.

— « Pourquoi as-tu tué cet homme ? » dit-elle à voix si basse qu’il fut un moment avant de comprendre.

Relaxé, les sens émoussés, occupé à mobiliser toute son énergie en vue de la prochaine étape de leur lente et dure évasion, Falk ne répondit pas. Finalement, il marmonna avec une sorte de rictus :

— « Avais-je le choix ?…»

— « Je ne sais pas. Il le fallait. »

Son visage était blanc et tiré. Ce n’était pas le moment de discuter, et Estrel avait trop froid pour prolonger ce repos. Falk se dressa et la releva. « Allons, viens. La rivière ne peut plus être bien loin. »

En quoi il se trompait. Estrel était venue à sa tente après quelques heures de nuit – il existait un mot pour dire heure dans le dialecte de la Forêt, mais avec un sens imprécis et subjectif : qu’a-t-on besoin d’horloge lorsqu’on n’a pas à communiquer avec ses semblables, que l’on n’a pas de relations d’affaires avec eux à travers le temps et l’espace ? En fait, la nuit d’hiver n’était pas près de se terminer. Elle avançait du même pas lent que les fugitifs.

Comme les premières lueurs grises du jour commençaient à imprégner les noirs tourbillons de la tempête de neige, ils descendaient péniblement une pente semée d’herbes et d’arbustes enchevêtrés. Une masse puissante se dressa devant Falk avec un gémissement et plongea dans la neige. Puis ils entendirent renâcler près d’eux un autre animal, vache ou taureau, et pendant une minute ils furent entourés de bovins dont l’aube éclairait les mufles blancs et les yeux hagards et mouillés, et dont ils voyaient se hérisser dans les rafales de neige les flancs massifs et les épaules à longs poils rudes. Le troupeau franchi, ils atteignirent la rive du petit cours d’eau qui marquait la limite entre le territoire des Basnasska et celui des Samsit. Ses eaux n’étaient pas gelées et, tandis qu’ils le passaient à gué, son courant rapide exerçait une forte traction sur leurs pieds qui foulaient un lit de pierres mobiles, puis sur leurs genoux, enfin jusqu’à mi-corps. Ils luttaient, brûlés par le froid glacial de la rivière, lorsque Estrel tomba, le pied lui ayant manqué. Falk la sortit de l’eau à grand-peine et l’aida à franchir les roseaux glacés de la rive ouest, puis se blottit une fois de plus à ses côtés, complètement épuisé, parmi les buissons enneigés de la berge abrupte. Il éteignit son laser. Pâle mais vaste était le jour qui, dans la tempête, gagnait lentement sur la nuit.

— « Il faut continuer : il nous faut un feu. »

Elle ne répondit pas.

Il la serrait contre lui dans ses bras. Leurs chaussures, leurs leggings étaient déjà gelés et tout raides, leurs anoraks aussi jusqu’aux épaules. Le visage d’Estrel, incliné sur le bras de son compagnon, était d’une pâleur de mort.

Il prononça son nom en un effort pour la secouer. « Estrel ! Estrel, viens ! Nous ne pouvons pas rester ici. Nous arriverons à faire encore un bout de chemin. Allons, réveille-toi, ma petite, réveille-toi, petit faucon…» Dans son extrême lassitude, il lui parlait comme il parlait jadis à Parth, au lever du jour, il y avait bien longtemps de cela.

Elle s’exécuta enfin, se levant péniblement avec l’aide de Falk, prenant la cordelette dans ses gants gelés, suivant pas à pas son guide sur le rivage, escaladant derrière lui de petits escarpements, pour être ensuite de nouveau fouettée par la neige inlassable et implacable.

Ils suivirent le cours de la rivière en direction du sud comme Estrel avait prévu de le faire. Falk n’attendait rien, en réalité, de cette blancheur tourbillonnante, aussi nue que l’avait été la tempête nocturne. Mais ils ne tardèrent pas à atteindre un petit affluent de la rivière qu’ils avaient traversée ; ils le remontèrent, non sans mal car le terrain était accidenté. Ils continuèrent à peiner. Oh ! se coucher et dormir, pensait Falk, n’était-ce pas de loin la meilleure chose à faire ? Ce qui seul l’en empêchait, c’est qu’il savait que quelqu’un comptait sur lui, quelqu’un bien loin de lui dans l’espace et le temps, l’instigateur de ce voyage ; il avait des comptes à lui rendre, c’est pourquoi il ne pouvait se coucher…