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Falk entendit un murmure rauque, la voix d’Estrel. Devant eux se profilaient des troncs de peupliers évoquant des lémures faméliques dans la neige, et Estrel tira sur le bras de son compagnon, l’entraînant de-ci de-là, en une marche trébuchante, sur le versant nord du cours d’eau enneigé, de l’autre côté des peupliers. Elle cherchait quelque chose. « Une pierre, » répétait-elle, « une pierre ». Falk ignorait pourquoi il leur fallait une pierre, et pourtant il l’aida à chercher, à gratter dans la neige à quatre pattes. Enfin, elle trouva le point de repère dont elle était en quête, un bloc de pierre haut d’un mètre à peine surmonté d’un monticule de neige.

Avec ses gants gelés, elle écarta la neige sèche amoncelée contre le bloc, sur sa face est. Indifférent, abruti par la fatigue, Falk l’aidait. À force de gratter, ils mirent à nu un rectangle de métal qui affleurait le sol, un sol étrangement plat. Estrel essaya d’ouvrir la trappe. Une poignée cachée cliqueta, mais les bords du rectangle étaient scellés par le gel. Falk gaspilla ce qui lui restait d’énergie à faire effort pour soulever la plaque, puis il eut l’esprit de desceller le métal gelé au moyen du rayon chauffant logé dans la poignée de son laser. Ils purent alors soulever la trappe et virent s’enfoncer sous terre un rapide escalier bien régulier menant à une porte fermée, son dessin paraissant curieusement géométrique dans ce paysage sauvage livré aux éléments déchaînés.

— « Tout va bien, » marmonna Estrel, puis elle descendit les marches à reculons comme sur une échelle parce qu’elle se sentait les jambes trop faibles. Elle poussa la porte et leva les yeux vers Falk. « Tu viens ? » dit-elle.

Sur ses instructions, Falk descendit après avoir refermé la trappe sur sa tête. Il fut brutalement plongé dans une obscurité totale ; accroupi dans l’escalier, il se hâta de faire de la lumière avec son laser. Il voyait luire sous ses pieds le visage blanc d’Estrel. Il descendit, franchit la porte à sa suite et pénétra dans une très obscure et vaste caverne, si vaste que sa faible torche n’en laissait entrevoir que le plafond et les murs les plus proches. Le silence régnait et l’air était comme éteint, les effleurant d’un courant invariable, à peine perceptible.

— « Il doit y avoir du bois par ici, » dit, quelque part vers la gauche, la voix douce d’Estrel rendue rauque par la tension. « Nous y voici. Il nous faut un feu ; viens m’aider…»

Il y avait de hautes piles de bois sec dans un coin proche de l’entrée. Tandis que Falk faisait une flambée après avoir empilé du combustible dans le cercle de pierres noircies plus près du centre de la caverne, Estrel s’éloigna et disparut ; puis elle revint en tirant derrière elle quelques lourdes couvertures. Ils se déshabillèrent, se frictionnèrent, enfin se pelotonnèrent sur les couvertures, dans leurs sacs de couchage basnasska, tout près du feu. Il était brûlant comme dans une cheminée, aspiré vers le plafond par un appel d’air qui entraînait avec lui la fumée. Il n’était pas question de chauffer une caverne de cette dimension, mais c’était une bien agréable détente que de voir ce feu et d’en sortir la chaleur. Estrel sortit de la viande sèche de son sac, et ils la mâchonnèrent ; malheureusement, leurs lèvres gelées leur faisaient mal et l’excès de fatigue leur coupait l’appétit. Ils se sentirent réchauffés peu à peu jusqu’à la moelle des os.

— « Qui vient ici ? »

— « Tous ceux qui connaissent l’endroit, je suppose. »

— « Il y avait là autrefois une bien belle maison, à supposer que c’en soit la cave, » dit Falk, regardant les ombres danser, puis s’épaissir en ténèbres impénétrables à une certaine distance du feu ; il pensait aux vastes sous-sols de la maison de la Peur.

— « On dit qu’il y avait ici tout une ville et que la grotte s’enfonce très loin de la porte. Je n’en sais rien. »

— « Comment se fait-il que tu en connaisses l’existence – es-tu une Samsit ? »

— « Non. »

Il s’abstint de la questionner davantage, c’eût été contraire au code ; mais elle ajouta de son ton soumis : « Je suis une Errante. Nous connaissons beaucoup d’endroits comme ça, des cachettes… Tu n’es pas sans avoir entendu parler des Errants ? »

— « Un peu, » dit Falk, s’étendant de tout son long et regardant sa compagne de l’autre côté du feu. Blottie dans son sac informe, elle avait le visage encadré de boucles fauves, et sur sa gorge une amulette de jade pâle étincelait à la lueur du feu.

— « Les gens de la Forêt ne savent pas grand chose sur nous. »

— « Vous n’allez pas si loin vers l’est. Je n’ai jamais vu d’Errants là-bas, mais ce qu’on en disait s’appliquerait plutôt aux Basnasska – des sauvages, des chasseurs, des nomades. » Falk parlait d’une voix ensommeillée, sa tête reposant sur un bras.

— « Il y a des Errants qu’on peut appeler sauvages, et d’autres non. Les Chasseurs de bétail sont tous des sauvages qui n’ont jamais mis les pieds hors de leurs territoires – ce sont les Basnasska, les Samsit, les Arska. Nous autres, nous allons loin. Jusqu’à la Forêt à l’est, jusqu’à l’embouchure du Fleuve Intérieur au sud, et même jusqu’à la mer, à l’ouest, en franchissant les Grandes Montagnes et les Montagnes Côtières. Moi-même j’ai vu le soleil se coucher dans la mer derrière le chapelet d’îles bleues qu’on voit à une grande distance de la côte, au-delà des vallées submergées de la Californie dévastées par un tremblement de terre…» La douce voix d’Estrel avait peu à peu pris le rythme d’une sorte de psalmodie ou de complainte archaïque.

— « Continue, » murmura Falk, mais sa compagne était immobile et il ne tarda pas à succomber au sommeil. Après avoir observé un moment son visage endormi, elle rassembla les braises, chuchota quelques mots comme si elle adressait une prière à l’amulette suspendue par une chaîne autour de son cou, puis se mit en boule pour dormir, séparée de Falk par le feu.

À son réveil, Falk vit Estrel bâtir un support de brique au-dessus du feu pour y placer une bouilloire remplie de neige. « On dirait la fin de l’après-midi quand on met le nez dehors, » dit-elle, « mais ce pourrait tout aussi bien être le matin ou le midi. La neige tombe aussi drue que jamais. Ils ne peuvent pas nous dépister et, même s’ils nous dépistaient, ils ne pourraient pas entrer ici… Cette bouilloire était dans la cache avec les couvertures. Et voilà un sac de pois secs. Nous ne serons pas mal ici. » Son visage dur aux traits délicats se tourna vers Falk en ébauchant un sourire. « Mais il fait bien sombre. Je n’aime pas les murs épais, l’obscurité. »

— « Ça vaut mieux que des yeux bandés. Mais tu m’as sauvé la vie avec ce bandage. Mieux valait un Horressins aveugle qu’un Falk mort. » Il hésita, puis demanda à Estrel : « Qu’est-ce qui t’a poussée à me sauver ? »

Elle haussa les épaules, souriant toujours faiblement et comme s’il lui en coûtait. « Nous étions des camarades de captivité… Tout le monde dit que les Errants sont habiles en fait de ruses et de déguisements. Tu n’as pas remarqué qu’ils m’appelaient la Renarde ? Je vais examiner tes blessures. J’ai apporté mon sac à malice. »