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— « Tu t’es donnée à moi parce que tu croyais cela inévitable ; tu pensais que, sinon, je t’aurais prise de force ? »

— « Et tu ne l’aurais pas fait ? »

— « Non ! » dit-il de bonne foi. « Je ne veux pas que tu sois pour moi une esclave obéissante… Ce qu’il nous faut à tous deux, n’est-ce pas de la chaleur, de la chaleur humaine ? »

— « Oui, » murmura-t-elle.

Il s’abstint de l’approcher pendant quelque temps ; il prit la résolution de ne plus la toucher. Il partit tout seul, éclairé par son laser, pour explorer leur étrange caverne. Lorsqu’il eut fait plusieurs centaines de pas, elle se rétrécit et devint un haut et large tunnel horizontal. Obscur et silencieux, il était parfaitement rectiligne sur une certaine distance, puis décrivait une courbe sans se resserrer ni bifurquer, ensuite s’enfonçait sans fin dans les ténèbres. Les pas de Falk faisaient écho ; il n’entendait que ce bruit mat et ne voyait rien briller ni projeter une ombre devant sa lumière. Il marcha jusqu’au moment où la lassitude et la faim lui firent rebrousser chemin. Le tunnel ne menait nulle part. Falk retrouva Estrel, l’inépuisable promesse qu’offrait son étreinte à un désir toujours inassouvi.

La tempête était terminée. Une nuit de pluie avait mis à nu la terre noire, et les derniers blocs de neige ravinés dégouttaient et étincelaient. Falk était en haut de l’escalier, le soleil jouant sur sa chevelure, le vent baignant de fraîcheur son visage et ses poumons. Il était comme une taupe qui a fini d’hiverner, comme un rat sorti de son trou. « Partons ! » cria-t-il à Estrel, et il redescendit dans la grotte pour l’aider à plier bagage rapidement et quitter les lieux.

Il lui avait demandé si elle savait où étaient les siens, et elle avait répondu : « Ils doivent être maintenant bien loin vers l’ouest. »

— « Savaient-ils que tu traversais seule le territoire des Basnasska ? »

— « Seule ? S’il arrive que des femmes aillent seules quelque part, ce n’est que dans les contes de fées de l’Ère des Cités. J’étais accompagnée par un homme. Les Basnasska l’ont tué. » Le visage délicat d’Estrel était figé, inexpressif.

Falk commença à s’expliquer l’étrange passivité de cette femme qui ne répondait jamais à son ardeur, ce qui lui semblait presque une trahison. Elle avait trop souffert. Qui était-ce, ce compagnon que les Basnasska avaient tué ? Falk décida que cela ne le regardait pas – libre à elle de le lui dire plus tard. En tout cas, sa colère l’avait abandonné et, à partir de ce jour, il se montra tendre et confiant à l’égard d’Estrel.

— « Puis-je t’aider à retrouver les tiens ? »

— « Merci de ta bonté, Falk, » dit-elle avec douceur, « mais ils ont sûrement une grande avance sur nous et nous ne pourrons pas passer au peigne fin toutes les plaines de l’Ouest…»

Il y avait dans sa voix une nostalgie résignée qui le toucha. « Alors, accompagne-moi vers l’ouest, » dit-il, « jusqu’à ce que tu aies des nouvelles. Tu sais où je vais. »

Il avait encore du mal à dire Es Toch, ce nom qui, dans la Forêt, était comme un mot obscène, abominable. Il n’était pas habitué à cette manière qu’avait Estrel de parler de la ville des Shing comme d’un lieu n’ayant rien d’extraordinaire.

Elle hésita, mais, sur les instances de Falk, accepta de l’accompagner. Il en fut heureux en raison du désir et de la pitié qu’elle suscitait en lui, et parce qu’il ne voulait pas retomber dans la solitude qu’il avait connue. Ils se mirent en route sous un soleil froid. Falk avait le cœur léger parce qu’il était en plein air, parce qu’il était libre, parce qu’il continuait sa route. Ce jour-là, peu lui importait le terme du voyage. Le ciel était radieux, semé de gros nuages brillants que le vent chassait au-dessus de leurs têtes, et Falk ne voyait pas plus loin que le chemin qu’ils suivaient. Il allait, et à ses côtés marchait son amie, douce, soumise, inlassable.

5

Ils traversèrent la Grande Plaine à pied – ce qui est facile à dire mais ne fut pas pour eux une mince affaire. La longueur des jours dépassait celle des nuits et les vents de printemps commençaient à s’adoucir lorsqu’ils virent pour la première fois, bien lointain encore, leur but : la barrière qui se dressait, pâlie par la neige et la distance, le mur qui coupait le continent du nord au sud. Falk s’immobilisa, fixant les montagnes.

— « Très haut là-bas est située Es Toch, » dit Estrel, fixant elle aussi les montagnes. « J’espère que nous y trouverons tous deux ce que nous cherchons. »

— « J’éprouve souvent à cet égard plus de crainte que d’espoir… En tout cas, je suis heureux d’avoir vu les montagnes. »

— « Il faudrait partir d’ici. »

— « Je vais demander au Prince s’il consent à ce que nous partions demain. » Mais, avant de quitter Estrel, il se tourna vers le désert s’étendant à l’est des jardins du Prince, comme pour embrasser du regard tout le chemin qu’il avait parcouru avec son amie.

Il savait maintenant, encore mieux qu’auparavant, quel monde vide et mystérieux les hommes habitaient dans ces derniers temps de leur histoire. Car il avait marché avec Estrel des jours et des jours sans voir une seule trace de présence humaine.

Au début de leur voyage, c’est avec précaution qu’ils avaient traversé le territoire des Samsit et autres Chasseurs de bétail, dont la barbarie ne le cédait en rien, Estrel le savait, à celle des Basnasska. Puis, étant parvenus à une région plus aride, force leur fut de suivre les trajets que d’autres avaient empruntés avant eux, cela pour trouver de l’eau ; toutefois, lorsque certains indices donnaient à penser que des hommes vivaient dans un certain coin ou venaient d’y passer, Estrel était sur le qui-vive, et il lui arrivait de faire un détour pour éviter le risque d’être vus. Elle avait une connaissance générale, et par endroits remarquablement précise, de la vaste région qu’ils traversaient ; et parfois, le soir, lorsque le terrain devenait impraticable ou qu’ils hésitaient sur la direction à prendre, Estrel disait : « Attendons jusqu’à l’aube », et, s’éloignant un peu pour adresser une prière à son amulette, elle revenait vers Falk, s’enroulait dans son sac de couchage et dormait paisiblement : et c’était toujours le bon chemin qu’elle choisissait à l’aube. « C’est l’instinct des peuples errants, » disait-elle à Falk lorsqu’il admirait son intuition. « En tout cas, nous ne courons pas de risques tant que nous nous maintenons près des points d’eau et loin des êtres humains. »

Mais un jour, longtemps après avoir quitté la grotte, alors qu’ils suivaient la courbe d’une vallée encaissée, ils se trouvèrent inopinément dans un lieu habité, dont les gardes les cernèrent avant qu’ils pussent fuir, une forte pluie leur ayant masqué jusque-là tout indice visuel ou sonore de ce lieu. Ses habitants ne leur firent d’ailleurs pas violence et se montrèrent disposés à les héberger un jour ou deux ; Falk en fut heureux car c’avait été bien désagréable de marcher et de camper sous cette pluie.

Les Apiculteurs, tel était le nom dont se parait la communauté occupant ce domaine. Drôles de gens : instruits, armés de lasers et portant tous, hommes et femmes, la même tenue, une longue chemise de drap d’hiver jaune avec une croix brune sur la poitrine. Ils étaient hospitaliers, car ils donnèrent aux voyageurs des lits dans leurs casernements, longues bâtisses basses faites de bois et d’argile, et une abondante nourriture à leur table commune ; mais taciturnes, car ils parlaient si peu, aux deux étrangers et entre eux, qu’on eût dit, peu s’en fallait, une communauté de sourds-muets. « Ils ont fait vœu de silence. Oui, ils ont des vœux, des serments, des rites, personne n’a jamais bien su de quoi il retourne, » dit Estrel avec cette tranquille indifférence dédaigneuse qu’elle semblait éprouver pour tout échantillon d’humanité – ou presque. Les Errants devaient être bien fiers, pensa Falk. Mais les Apiculteurs lui damèrent le pion à cet égard : ils ne daignaient jamais lui adresser la parole. Ils ne parlaient qu’à Falk. « Veux-tu une paire de nos chaussures pour elle ? » lui demanda-t-on, un peu comme s’il s’était agi de la jument de Falk, dont on se serait aperçu qu’elle était mal ferrée. Les Apicultrices portaient des noms d’hommes ; on leur parlait et on parlait d’elles comme si elles étaient des hommes. Ces filles graves aux yeux clairs et aux lèvres silencieuses vivaient et travaillaient comme des hommes parmi des jeunes gens et leurs aînés, tous non moins graves et posés. Il n’y avait pas d’enfants de moins de douze ans, et peu d’adultes dépassant la quarantaine. C’était une étrange fraternité – on pensait aux baraquements d’hiver d’une armée campant en des lieux abandonnés, loin de tout, au cours d’une trêve intervenue dans une guerre inexpliquée. Étrange, triste et admirable. Cette existence ordonnée et frugale rappelait à Falk celle qu’il avait vécue dans la Forêt, et il trouvait curieusement reposant de sentir ces êtres intégralement voués à un idéal caché mais sans faille. Ils avaient une telle assurance, ces magnifiques soldats asexués ! Mais de quoi étaient-ils assurés ? Falk ne le sut jamais.