— « Aucun être humain n’aurait pu me faire le mal que les Shing m’ont fait. Je respecte la vie, je la respecte parce qu’il est beaucoup plus difficile et dangereux de vivre que d’être mort ; et ce qu’il y a de plus difficile et de plus dangereux, c’est d’être doué d’intelligence. Les Shing ont obéi à leur loi et m’ont laissé la vie, mais ils ont tué l’homme que j’étais, l’enfant que j’avais été. Jouer ainsi avec l’esprit d’un homme, est-ce en respecter la vie ? C’est un mensonge que leur Loi, et une plaisanterie que leur respect ! »
Déconcertée par sa colère, Estrel était agenouillée près du feu, dépeçant un lapin qu’il avait tué, puis en embrochant les morceaux. La chevelure rousse empoussiérée bouclait sur sa tête courbée ; elle avait un air patient et absent. Comme toujours, ce fut par le désir et le remords que Falk fut attiré vers elle. Mais malgré leur intimité, elle lui restait totalement étrangère ; toutes les femmes étaient-elles ainsi ? Elle était comme une pièce perdue dans une grande maison ; comme un coffret sculpté dont il n’avait pas la clef. Elle ne lui cachait rien, et pourtant gardait son mystère, inviolable.
Le soir jetait son ombre immense sur des kilomètres de terre et d’herbe détrempées. Les petites flammes de leur feu étaient comme de l’or rouge sur le bleu limpide du crépuscule.
— « C’est prêt, Falk. » dit la voix douce d’Estrel. « Mon amie, mon amour, » dit-il, prenant un moment sa main. Ils mangèrent le lapin côte à côte, unis pour ce repas comme pour le repos qui s’ensuivit.
À mesure qu’ils s’enfonçaient vers l’ouest, les prairies devenaient plus sèches et l’air plus limpide. Estrel bifurqua vers le sud pendant quelques jours afin d’éviter une zone qui était ou avait été, selon elle, le territoire d’un peuple très sauvage, les Cavaliers. Falk s’en remit à elle, se souvenant trop bien des Basnasska et n’ayant aucune envie de renouveler cette expérience. Après quatre ou cinq jours de marche vers le sud, ils franchirent une région accidentée et arrivèrent sur un plateau sec et sans arbres continuellement battu des vents. Les ravins se remplissaient de torrents lorsqu’il pleuvait, et redevenaient secs au bout d’une journée. L’été, cette contrée devait être semi-désertique ; elle était déjà bien lugubre au printemps.
Ils rencontrèrent des ruines sur leur chemin, à deux reprises ; ce n’étaient que des tertres et des mamelons, mais alignés en vastes rues et places géométriques. Les fragments de poterie, les taches de couleur des morceaux de verre ou de plastique abondaient en ces ruines sur le sol spongieux. Cela faisait peut-être deux ou trois mille ans que ces endroits n’étaient plus habités. Cette steppe immense, bonne seulement pour l’élevage du bétail, n’avait jamais été repeuplée après la diaspora vers les étoiles, dont on ne pouvait préciser la date puisqu’on n’avait laissé aux hommes que des documents historiques tronqués et falsifiés.
— « Il est curieux de penser, » dit Falk, comme ils longeaient la seconde de ces villes ensevelies depuis des millénaires, « que des enfants ont joué ici… que des femmes y ont pendu leur linge… il y a si longtemps. En un autre temps. Un temps plus loin de nous que les mondes entourant une étoile lointaine. »
— « L’Ère des Cités, » dit Estrel, « le Siècle de la Guerre… Je n’ai jamais entendu parler de ces villes… personne des nôtres ne m’en a rien dit. Nous sommes peut-être allés trop au sud en direction des grands Déserts. »
Ils changèrent donc de cap et se dirigèrent vers l’ouest-nord-ouest. Le lendemain matin, ils atteignirent une grande rivière aux eaux orangées et turbulentes ; elle n’était pas profonde mais dangereuse à traverser, aussi passèrent-ils toute la journée à chercher un gué.
La rive ouest était encore plus aride. Ils avaient rempli leurs gourdes à la rivière sans que Falk y attachât d’importance car, jusqu’ici, c’est l’excès d’eau qui avait été préoccupant plutôt que sa pénurie. Le ciel était limpide et le soleil brilla toute la journée. Après tant de centaines de kilomètres, c’était la première fois qu’ils marchaient sans avoir à affronter un vent froid et qu’ils purent dormir au chaud et au sec. Cette région sèche connaissait un printemps rapide et radieux ; l’étoile du matin brillait à l’aube et des fleurs sauvages s’épanouissaient sous les pas des voyageurs. Mais ils ne rencontrèrent aucun cours d’eau, aucune source pendant les trois jours qui suivirent leur passage de la rivière.
En luttant contre le courant, Estrel avait pris un refroidissement. Elle n’en souffla mot mais fut incapable de maintenir son habituelle allure infatigable, et elle commença à pâlir. Puis elle fut attaquée par la dysenterie. Ils abrégèrent leur étape. Le soir, près de leur feu de broussailles, elle se mit à pleurer ; ce ne furent que quelques sanglots étouffés, mais c’était beaucoup pour un être à ce point porté à refouler ses émotions.
Embarrassé, Falk essaya de la réconforter, lui prit les mains ; elle était toute chaude de fièvre.
— « Ne me touche pas ! » dit-elle. « Non, non ! Je l’ai perdue, je l’ai perdue ! Que vais-je faire ? »
Il vit alors que la chaîne et l’amulette de jade pâle avaient disparu.
— « J’ai dû la perdre en traversant la rivière, » dit-elle en se maîtrisant, cessant de le repousser.
— « Pourquoi ne me l’as-tu pas dit ? »
— « Ça ne m’aurait pas avancée. »
Il ne trouva rien à répondre à cela. Elle s’était calmée, mais sans pouvoir cacher sa fiévreuse anxiété. Elle ne pouvait pas manger et, bien qu’assoiffée jusqu’au supplice, ne put avaler le sang de lapin que Falk lui offrit à défaut d’autre boisson. L’ayant installée aussi confortablement que possible, il partit avec les gourdes pour aller chercher de l’eau.
Sur des kilomètres, l’herbe émaillée de fleurs et la brousse touffue s’étendaient, mollement ondulées, jusqu’à l’horizon, ligne brillante voilée de brume. Le soleil était très chaud ; les alouettes du désert s’élevaient de terre en chantant. Falk marchait d’un pas rapide et soutenu, d’abord optimiste, puis opiniâtre, explorant tout un long versant de colline s’étendant au nord et à l’est de leur camp. Les pluies de la semaine précédente s’étaient déjà profondément infiltrées dans le sol, et il n’y avait pas de cours d’eau. Alors qu’il revenait vers l’ouest en décrivant une courbe, cherchant des yeux son camp non sans anxiété, du haut d’une petite crête allongée, il vit, à des kilomètres à l’ouest, une tache sombre qui pouvait être dessinée par des arbres. Au bout d’un moment, il repéra, plus près de lui, la fumée du camp, et il se mit à courir au petit trot dans sa direction malgré sa fatigue, malgré le soleil bas qui lui enfonçait sa lumière dans les yeux comme à coups de marteau, malgré sa bouche sèche comme de la craie.
Estrel avait alimenté un minimum de feu pour guider le retour de Falk. Elle était couchée près de ce feu dans son sac usé. Elle ne leva pas la tête à l’approche de son ami.
— « Il y a des arbres pas trop loin d’ici vers l’ouest ; nous y trouverons peut-être de l’eau. J’ai fait fausse route ce matin, » dit Falk, réunissant leurs affaires et mettant sac au dos. Il dut aider Estrel à se lever ; il lui prit le bras et ils partirent. Voûtée, marchant comme une aveugle, elle avançait à grand-peine avec Falk – un kilomètre, puis deux, puis trois. Ils grimpaient sur une vaste élévation de terrain. « Là ! » dit-il. « Là – tu vois ? Ce sont bien des arbres – il doit y avoir de l’eau. »
Mais Estrel était tombée à genoux, puis s’était couchée sur le côté dans l’herbe, pliée en deux par la douleur, les yeux fermés, à bout de forces.
— « C’est à quatre ou cinq kilomètres au plus, je crois. Je vais faire ici un feu contre les insectes, et tu pourras te reposer ; je vais aller remplir les gourdes… Je suis sûr qu’il y a de l’eau là-bas, et je n’en ai pas pour longtemps. » Elle resta inerte tandis que Falk ramassait la broussaille à sa portée, faisait un petit feu et empilait du bois vert auprès d’elle pour lui permettre d’alimenter le feu. « Je reviens bientôt, » dit-il, et il partit. Estrel s’assit alors, blanche et tremblante, et elle cria : « Non ! Ne me quitte pas ! Il ne faut pas me laisser seule !… Ne t’en va pas ! »