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Il était impossible de la raisonner, tant elle était la proie de la peur et de la maladie. Falk ne pouvait la laisser là alors que la nuit allait tomber ; c’eût été une solution, mais il crut bon de la rejeter. Il la souleva, lui mit le bras sous son aisselle, et s’éloigna, la traînant autant qu’il la portait.

De la crête suivante, il revit les arbres, qui semblaient ne pas s’être rapprochés. Les voyageurs voyaient le soleil se coucher devant eux dans une brume dorée, plonger dans l’océan des terres. Falk portait maintenant son amie et, toutes les cinq minutes, il lui fallait s’arrêter, la déposer à terre et se laisser tomber à côté d’elle pour reprendre son souffle et récupérer. Si seulement il avait eu un peu d’eau, juste de quoi se mouiller les lèvres, ce n’aurait pas été aussi dur, pensait-il.

— « Il y a une maison, » murmura-t-il, la voix sèche et sifflante. « Oui, une maison au milieu des arbres. Ce n’est plus très loin…» Estrel sortit de sa torpeur et se tortilla faiblement, s’insurgeant contre Falk, gémissant.

— « N’y va pas. Non, n’y va pas. N’entre pas dans une maison. Ramarren doit éviter les maisons, Falk…» Et elle se mit à crier quelque chose de sa voix affaiblie en une langue que Falk ne connaissait pas ; on eût dit qu’elle appelait au secours. Il repartit d’un pas lourd, ployé sous son fardeau.

Une lumière dorée étincela soudain dans le crépuscule ; elle venait de hautes fenêtres derrière un rideau de grands arbres sombres.

Un bruit de hurlements rauques s’éleva du côté de la lumière, s’amplifia, se rapprocha. Falk continua péniblement à avancer, puis s’arrêta ; il voyait des ombres sortir du crépuscule pour accourir à lui, et c’étaient elles qui faisait ce bruit de grosse toux hurlante. Des formes lourdes et nébuleuses qui lui venaient à la taille l’entourèrent, faisant des bonds vers lui comme si elles voulaient le mordre. Immobilisé sous le poids d’Estrel, qui était sans connaissance, il ne pouvait sortir son pistolet et n’osait faire un mouvement. Les lumières des hautes fenêtres brillaient sereinement à quelques centaines de mètres. « Au secours ! Au secours ! » cria-t-il, mais sa voix n’était qu’un croassement souffreteux.

D’autres voix, impératives, résonnèrent au loin. Les animaux ténébreux s’écartèrent ; ils attendaient. Des hommes s’approchèrent de l’endroit où Falk était tombé à genoux, Estrel toujours dans ses bras.

— « Emmenez la femme, » dit une voix d’homme.

— « Qu’est-ce qui nous arrive là ? » dit un autre homme d’une voix claire. « Encore un couple d’outils ? » On ordonna à Falk de se lever, mais il regimba. « Ne lui faites pas de mal, » murmura-t-il. « Elle est malade…»

— « Allons, viens ! » On l’empoigna sans ménagements, et il dut obéir, accepter d’être séparé d’Estrel. Étourdi de fatigue, il avait un sentiment d’irréalité qui dura un bon moment. Il eut droit à une bonne rasade d’eau fraîche, et il n’en demandait pas davantage.

Il était assis. Un homme dont il ne comprenait pas la langue essayait de lui faire boire quelque chose. Il prit le verre et but. C’était une boisson piquante, fortement aromatisée de genièvre. Un verre – un petit verre contenant un liquide vert un peu trouble : ce fut sa première perception distincte. C’était la première fois qu’il buvait dans un verre depuis qu’il avait quitté Zove. Il secoua la tête tandis qu’il sentait la liqueur volatile lui éclaircir la gorge et le cerveau. Il leva les yeux.

Il était dans une vaste pièce. Au fond de cette pièce, sur un mur ou dans un mur qui se reflétait vaguement sur la pierre polie du plancher, brillait un grand disque d’une douce lumière jaune. Il pouvait sentir sur son visage la chaleur qui irradiait de ce disque. À mi-chemin de cette sorte de soleil était un haut fauteuil massif posé à même le sol nu ; et à ses pieds, immobile, accroupie, se profilait une bête sombre.

— « Qu’es-tu ? »

Falk vit alors se dessiner un nez, une mâchoire, une main noire sur le bras du fauteuil. La voix était profonde, et dure comme la pierre. Elle ne parlait pas galactique, cette langue en laquelle Falk s’exprimait depuis si longtemps, mais l’idiome de la Forêt ; c’était en somme sa propre langue, ou plus exactement un autre dialecte forestier. Il répondit lentement en disant la vérité.

— « Je ne sais pas ce que je suis. Cette connaissance de moi-même m’a été enlevée il y a six ans. J’ai appris, dans une maison de la Forêt, à être un homme. Je vais à Es Toch pour tenter d’y apprendre qui je suis et ce que je suis. »

— « Tu vas dans la Cité du Mensonge pour y découvrir la vérité ? Nombreux sont les hommes-outils, et aussi les fous, qui parcourent notre terre épuisée pour une raison ou pour une autre, mais en fait de mensonge ou de folie, tu les bats tous ! Qu’est-ce qui t’amène en mon Royaume ? »

— « Ma compagne…»

— « Veux-tu dire que c’est elle qui t’a amené ici ? Sais-tu où tu es ? »

— « Non. »

— « Tu es dans l’Enclave du Kansas, dont je suis le maître. J’en suis le Seigneur, le Prince et le Dieu. Je dirige tout ici. Nous jouons en ce lieu à un jeu prestigieux. Le jeu du Roi du Château. Les règles en sont très anciennes et ce sont les seules dont je subisse le joug. Les autres règles que nous suivons sont mon œuvre. »

La lueur du soleil, douce et terne, rougeoyait sans vaciller du plancher au plafond et d’un mur à l’autre. Sur ce fond, le maître de céans se leva de son fauteuil. Au-dessus de lui, à une grande hauteur, les voûtes et les poutres reflétaient parmi leurs ombres la lumière dorée. Et dans ce lustre se profilait un nez de faucon, un haut front fuyant, un grand corps maigre fortement charpenté, majestueux dans ses attitudes, brusque dans ses mouvements. Falk remua légèrement, et l’animal mythologique couché au pied du trône se tendit vers lui en montrant les dents. La liqueur à goût de genièvre avait déréglé ses mécanismes mentaux : au lieu de juger que cet homme était fou de s’honorer du titre de roi, il pensait que ses fonctions royales lui avaient troublé le cerveau.

— « Tu ne connais donc pas ton nom ? »

— « On m’a donné celui de Falk là où j’ai été recueilli. »

— « Aller en quête de son vrai nom, vit-on jamais plus noble entreprise ? Je ne m’étonne pas que cela t’ait conduit à ma porte. Je te prends comme Partenaire dans mon Jeu, » dit le Prince du Kansas. « Ce n’est pas tous les soirs qu’un homme avec des yeux comme des opales miellées vient me demander l’aumône. Il serait prudent mais malgracieux de la lui refuser. Après tout, la royauté n’est-elle pas gracieuse et aventureuse par essence ? Moi, je ne t’appellerai pas Falk. Dans mon jeu, tu auras nom Opale. Tu es libre de tes mouvements. Couché, Griffon…»

— « Prince, ma compagne…»

— «… est une Shing, une femme-outil ou une femme tout court. Qu’as-tu besoin d’elle ? Tais-toi, ne sois pas si prompt à répondre aux rois. Je sais à quoi elle te sert. Mais elle n’a pas de nom et n’a pas place dans le jeu. Les femmes de mes cow-boys se chargent d’elle, et jamais plus je ne t’en reparlerai. »

Le prince s’approchait de Falk tout en lui parlant, foulant le sol de pierre d’un long pas lent. « Mon compagnon s’appelle Griffon. As-tu jamais lu ce que disent les Canons et légendes antiques de l’animal nommé chien ? Griffon est un chien. Tu vois qu’il ne ressemble guère à ces petites bêtes jaunes qui jappent sur la plaine, un peu partout, et pourtant il leur est apparenté. Sa race s’est éteinte comme s’est éteinte la royauté. Opale, quel est ton plus ardent désir ? »