Il la regarda un moment. Il était manifeste que la dignité extravagante et poétique de ces pétards, qui conféraient à un aérocar de Shing la qualité d’une éclipse solaire, lui échappait entièrement. Lorsqu’on touche le fond de la misère humaine, pourquoi ne pas faire éclater un pétard ? Mais, depuis sa maladie et la perte de son talisman de jade, Estrel était anxieuse et sans joie, et leur séjour en ce lieu, si agréable à Falk, était pour elle une épreuve. Il était temps de partir. « Je vais parler au Prince de notre départ, » lui dit-il affectueusement. Et, la laissant là sous les saules piquetés de bourgeons vert jaunâtre, il traversa les jardins en direction de la demeure du souverain. Cinq chiens noirs aux longues pattes et aux lourdes épaules trottaient à ses côtés, lui faisant une garde d’honneur qui allait lui manquer lorsqu’il aurait quitté ce domaine.
Le Prince du Kansas était dans sa salle du trône ; il lisait. Le disque couvrant le mur est de la pièce brillait pendant le jour d’un doux éclat d’argent moiré, et c’était comme une lune domestique. Le trône lui faisait face, fait de bois pétrifié des déserts du Sud ayant subi un polissage. C’est seulement la première nuit que Falk avait vu le Prince sur son trône. Il était maintenant assis dans un des fauteuils placés près du chresmodrome, et derrière lui les fenêtres sans rideaux, hautes de six mètres, laissaient voir vers l’ouest les montagnes sombres couronnées de glace.
Le Prince leva son visage en lame de couteau et écouta ce que Falk avait à lui dire. En guise de réponse, il mit le doigt sur le livre qu’il lisait ; ce n’était pas une des bobines à projection magnifiquement décorées de son extraordinaire bibliothèque mais un petit manuscrit relié. « Connais-tu ce Canon ? »
Falk regarda le passage qu’il désignait et lut ce verset :
— « Je connais cela, Prince. Quand j’ai pris la route, j’avais ce livre dans mon sac. Mais je ne puis lire la page de gauche de votre exemplaire. »
— « Ce sont les caractères de la langue en laquelle ce texte fut écrit à l’origine, il y a cinq ou six mille ans – là langue de l’Empereur Jaune – mon ancêtre. Tu as donc perdu ce livre en cours de route ? Alors prends celui-ci. Mais tu le perdras aussi, vraisemblablement ; qui suit la Voie se fourvoie. Ô désolation ! Pourquoi, Opale, dis-tu toujours la vérité ? »
— « Je ne sais pas très bien. » En fait, Falk avait, peu à peu, pris la résolution de ne jamais mentir quel que fût son interlocuteur et si risqué qu’il pût lui sembler de dire la vérité. Mais pourquoi avait-il pris cette décision ? « C’est… faire le jeu de l’Ennemi que… d’employer ses propres armes. »
— « Son jeu ? Il l’a gagné depuis longtemps. Ainsi tu pars et tu nous quittes ? Eh bien, va. Il en est temps, certainement. Mais je garderai ta compagne un moment. »
— « Je lui ai promis de l’aider à retrouver les siens, Prince. »
— « Les siens ? » Le dur visage ténébreux du Prince se tourna vers Falk. « Pour qui la prends-tu ? »
— « C’est une Errante. »
— « Et moi une noix verte, et toi un poisson et ces montagnes un rôti de merde de mouton ! À ton gré. Dis la vérité, mais entends-la aussi. Cueille les fruits de mes vergers fleuris dans ta marche vers l’ouest, Opale, et bois le lait de mes mille puits à l’ombre de fougères géantes. N’est-ce pas un plaisant royaume que le mien ? Des mirages et de la poussière à l’infini jusqu’à la nuit de l’occident. Qu’est-ce donc qui t’attache à elle, le stupre ou la loyauté ? »
— « Nous avons fait ensemble tant de chemin. »
— « Méfie-toi de cette femme. »
— « Elle m’a secouru et soutenu ; nous sommes de bons compagnons. Nous avons confiance l’un dans l’autre… comment puis-je briser cette confiance ? »
— « Ô folie ! Ô désolation ! » dit le prince du Kansas. « Je te donne dix femmes pour t’accompagner jusqu’à la Cité du Mensonge, dix femmes avec des luths, des flûtes, des tambourins et des pilules contraceptives. Je te donne cinq amis sûrs munis de pétards. Je te donne un chien – oui, foi de Prince, un chien vivant d’une espèce frappée d’extinction, qui sera ton meilleur compagnon. Sais-tu pourquoi les chiens n’ont pas survécu ? Parce qu’ils étaient loyaux, parce qu’ils étaient confiants. Va-t-en seul si tu es un homme ! »
— « Impossible ! »
— « Comme tu voudras. Notre jeu est terminé. » Le Prince se leva, se dirigea vers son trône sous le disque lunaire et s’assit. Il ne tourna pas la tête lorsque Falk voulut lui dire adieu.
6
N’ayant pour donner corps au mot « montagne » que le souvenir isolé d’un pic isolé, Falk s’était imaginé qu’il parviendrait à Es Toch sitôt qu’il aurait atteint les montagnes ; il ne s’était pas rendu compte qu’il lui faudrait escalader le faîte d’un continent. Les montagnes s’élevaient en crêtes successives ; jour après jour, les voyageurs poursuivaient leur lente ascension sur les hauteurs, mais leur but se dérobait devant eux, se situait toujours plus haut, toujours plus loin vers le sud-ouest. Parmi ces forêts, ces torrents, ces pentes de granite enneigées et souvent ennuagées, ils rencontraient parfois un petit village ou un campement. Il leur était souvent impossible de les éviter du fait qu’ils ne pouvaient suivre que le seul sentier qui les desservait. Ils passaient sans s’arrêter, sur les mulets que le Prince, cadeau princier, leur avait donnés à leur départ, et nul ne cherchait à leur faire obstacle. À en croire Estrel, les montagnards qui habitaient ces lieux, au seuil du domaine des Shing, étaient des gens défiants ; ils n’étaient pas plus accueillants qu’ils n’étaient agressifs envers les étrangers, et il valait mieux ne rien leur demander.
Il faisait encore bien froid pour camper dans les montagnes en ce mois d’avril, et ce fut un agréable interlude que leur unique étape nocturne dans un village – un trou : quatre maisons de bois au bord d’un torrent turbulent coulant dans un canyon à l’ombre de grands pics couronnés de nuées orageuses ; mais ce village avait un nom, Besdio, et Estrel se souvenait y avoir séjourné lorsqu’elle était petite. Ses habitants, dont certains avaient la peau claire et la chevelure fauve d’Estrel, n’échangèrent avec elle que des propos laconiques. Ils parlaient le langage des Errants. Falk n’avait pas appris ce dialecte occidental car il avait toujours parlé galactique avec son amie. Estrel ponctuait de gestes ses explications, tendant le bras vers l’est et vers l’ouest ; les montagnards acquiesçaient froidement de la tête, examinant Estrel sous toutes les coutures et ne regardant Falk que du coin de l’œil. Ils ne posaient guère de questions et offrirent de bonne grâce aux voyageurs le gîte et le couvert, mais avec cette froideur indifférente qui causait à Falk un vague malaise.
L’étable où ils devaient dormir était en tout cas bien chaude, de cette chaleur vivante émanant du bétail, des chèvres et de la volaille qui s’y trouvaient entassés en une fraternité soupirante, odorante et pacifique. Tandis qu’Estrel s’attardait à parler avec leurs maîtres dans la hutte principale, Falk se rendit à la vacherie pour s’y installer comme chez lui. Sur le fenil surmontant les cases du bétail, il se fit avec du foin un somptueux lit à deux places et y étala leurs couvertures. Quand vint Estrel, il était déjà à moitié endormi, mais il se réveilla suffisamment pour faire cette remarque : « Tu arrives bien… je sens qu’on nous dissimule quelque chose, je ne sais pas quoi, mais je le sens. »