— « Ce n’est pas la seule chose que je sens. »
C’était la première fois que Falk entendait Estrel faire un semblant de plaisanterie, et il la regarda en trahissant quelque surprise. « Avoue que tu es heureuse d’approcher de la Cité, » dit-il. « Moi non, malheureusement. »
— « Pourquoi pas ? J’espère y retrouver ma famille ; et, sinon, les Seigneurs m’aideront. Et toi, tu y trouveras aussi ce que tu cherches et tu rentreras en possession de ton héritage. »
— « Mon héritage ? Ne suis-je pas à tes yeux un Décervelé ? »
— « Toi ? Jamais de la vie. Tu ne vas pas me dire, Falk, que, dans ton idée, ce sont les Shing qui ont manipulé ton cerveau ! Tu m’as dit ça un jour dans la plaine, et je n’ai pas compris immédiatement. Comment peux-tu croire que tu es un Décervelé ou tout bonnement un homme ? Tu n’es pas né sur cette Terre. »
Il l’avait rarement entendue parler d’un ton si péremptoire. Il fut réconforté par ces paroles, qui rejoignaient ses propres espérances, mais le seul fait qu’elle les eût prononcées n’était pas sans l’intriguer : elle était depuis si longtemps silencieuse et inquiète. Il vit alors quelque chose se balancer à un cordon de cuir suspendu à son cou. « Ils t’ont donné une amulette, » dit-il. C’était là la source de son optimisme.
— « Oui, » répondit-elle, glissant les yeux sur son pendentif d’un air satisfait. « Nos hôtes ont la même religion que moi. Tout ira bien pour nous maintenant. »
Falk s’en montra amusé, mais il était heureux que sa superstition apportât à Estrel un réconfort. Il s’endormit en sachant très bien qu’elle était éveillée, les yeux ouverts sur ces ténèbres saturées de la puanteur des animaux, de leur tendre haleine, de leur douce présence. Lorsque le coq chanta avant le lever du jour, Falk s’éveilla d’un œil et entendit Estrel murmurer des prières à son amulette dans la langue qu’il ne connaissait pas.
Reprenant la route, ils suivirent un sentier qui serpentait au sud des pics ennuagés. Il leur restait à franchir un dernier grand rempart de la montagne ; ils grimpèrent pendant quatre jours et l’air devint glacial et raréfié, le ciel bleu foncé ; le soleil d’avril étincelait sur le dos des nuages floconneux qui semblaient pâturer les prairies que les voyageurs dominaient de haut. Puis, lorsqu’ils parvinrent au col, le ciel s’assombrit et la neige se mit à tomber sur le roc nu, voilant les vastes pentes rouges et grises. Il y avait au col un refuge, et ils s’y blottirent avec leurs mulets jusqu’à ce que la neige cessât de tomber. Puis ils purent entamer la descente.
— « Le reste n’est plus qu’une promenade, » dit Estrel, se retournant pour regarder Falk par-dessus la croupe sautillante de sa mule et les oreilles ballottantes de l’autre monture ; et Falk lui sourit, mais il ressentait une appréhension qui ne faisait que croître à mesure qu’ils se rapprochaient d’Es Toch.
Le sentier qu’ils suivaient finit par s’élargir en une route ; ils virent des masures, des fermes, des maisons. Peu de gens car le temps était au froid et à la pluie, et l’on préférait rester enfermé chez soi. Les deux voyageurs avançaient au petit trot, seuls sous la pluie. À l’aube du troisième jour depuis le passage du col, le ciel était radieux ; après avoir chevauché quelques heures, Falk arrêta son mulet et regarda Estrel d’un air interrogateur.
— « Qui y a-t-il, Falk ? »
— « Nous sommes arrivés – c’est Es Toch, n’est-ce pas ? »
Le terrain s’était aplani tout autour d’eux, les montagnes ne formant plus qu’un décor circulaire de pics lointains, et les pâturages et labours ayant fait place à une suite ininterrompue de maisons. Il y avait des huttes, des cabanes, des masures, de grands ensembles, des auberges, des boutiques d’artisans dont les produits faisaient l’objet de trocs, des enfants partout, et, en une continuelle allée et venue, des gens sur la route, des gens sur les chemins de traverse, des gens à pied, à cheval, à dos de mulet, en aéroglisseur ; cela faisait beaucoup de monde, mais avec quelque chose d’insuffisant, quelque chose d’avachi dans cette activité, de négligé, de morne et pourtant coloré sous l’éclat de ce ciel d’un bleu intense comme on en voit le matin dans la montagne.
— « Nous sommes encore à environ deux kilomètres d’Es Toch. »
— « Mais alors, quelle est cette ville ? »
— « Ce sont les faubourgs de la Cité. »
Falk écarquillait les yeux, déconcerté et surexcité. La longue route qu’il avait suivie depuis sa demeure de la Forêt orientale aboutissait à cette rue ; c’était là, trop vite, le terme de son voyage. Comme ils chevauchaient leurs mulets au milieu de la rue, les gens les regardaient à la dérobée, mais personne ne s’arrêtait, personne ne leur adressait la parole. Les femmes détournaient la tête. Seuls certains enfants dépenaillés les dévisageaient, ou bien les montraient du doigt en criant quelque chose, puis s’enfuyaient pour disparaître dans une ruelle encombrée d’ordures ou derrière une cabane. Ce n’était pas ce que Falk avait imaginé ; mais qu’avait-il imaginé ?
— « Je n’aurais jamais cru qu’il y avait tant de monde sur la Terre, » dit-il enfin. « Ils pullulent autour des Shing comme des mouches sur du fumier. »
— « Les larves de mouches se plaisent sur le fumier, » dit Estrel sèchement. Puis, regardant Falk à la dérobée, elle tendit le bras pour poser sa main légèrement sur celle de son compagnon. « Ce que tu vois ici, c’est le rebut et la racaille des parasites. Entrons dans la cité, la vraie Cité. Nous sommes venus de si loin pour la voir…»
Ils poursuivirent leur chevauchée, et bientôt ils découvrirent, dressés au-dessus des toits de masures, les murs sans ouvertures de hautes tours vertes étincelant au soleil.
Falk avait le cœur battant ; et il remarqua qu’Estrel parla un moment à l’amulette qu’on lui avait donnée à Besdio.
— « Nous ne pouvons pas entrer dans la ville à dos de mulet, » dit-elle. « Nous n’avons qu’à laisser ici nos montures. » Ils s’arrêtèrent chez un loueur de chevaux. Estrel lui parla un moment d’un ton persuasif dans la langue du pays, et, lorsque Falk lui demanda ce qu’elle avait sollicité, elle lui répondit : « Je l’ai prié de garder nos mulets comme caution. »
— « Caution ? »
— « Si nous ne payons pas leur pension, il les gardera pour lui. Tu n’as pas d’argent, que je sache. »
— « Non, » dit Falk piteusement. Non seulement il n’avait pas d’argent mais jamais il n’en avait vu ; et, s’il existait un mot pour désigner la chose en galactique, ce mot n’avait pas d’équivalent dans son dialecte de la Forêt.
L’écurie était la dernière maison en bordure d’un terrain couvert de moellons et d’ordures, espace séparant les faubourgs miteux d’une longue et haute muraille de blocs de granite. Il n’existait qu’une porte d’entrée donnant accès à Es Toch pour les piétons, et elle était encadrée par deux grands piliers coniques. Sur celui de gauche était gravée une inscription en galactique : RESPECTONS LA VIE. Sur le pilier de droite figurait un texte plus long en caractères inconnus de Falk. L’entrée n’était pas gardée et on ne voyait personne la franchir.
— « La colonne du Mensonge et la colonne du Mystère, » dit Falk tout haut tandis qu’il passait entre elles. Il refusait de s’en laisser imposer. Mais, lorsqu’il fut entré dans Es Toch et qu’il vit cette cité, il s’arrêta, le souffle coupé.
La cité des Seigneurs de la Terre était bâtie sur les deux bords d’un canyon, formidable fissure taillée dans la montagne, étroite, fantastique, terrifiante, avec ses murs noirs rayés de vert qui plongeaient verticalement de huit cents mètres de haut jusqu’à de ténébreuses profondeurs où coulait le ruban d’argent pailleté d’un torrent. Sur les bords mêmes du gouffre se dressaient les tours de la cité, qui semblaient à peine reposer sur le sol et qui étaient reliées à travers le canyon par des travées de pont d’un dessin délicat. Tours, routes et ponts se terminaient, limités par le mur d’enceinte, juste avant un coude vertigineux du canyon. Des hélicoptères à pales diaphanes rasaient l’abîme, et des glisseurs scintillaient le long des rues et des ponts élancés que Falk entrevoyait. Le soleil venait seulement de sortir des pics massifs dressés à l’est, et c’est à peine s’il semblait projeter des ombres ; les grandes tours brillaient d’un éclat translucide.