Elle perdit, puis retrouva l’air de la chanson :
C’était une légende qui se perdait dans la nuit des temps et venait d’un monde incroyablement éloigné, et pourtant ces paroles et cet air faisaient partie depuis des siècles de l’héritage de l’homme. Parth continua à chanter d’une voix très douce, seule dans la grande pièce éclairée par le feu. La neige et le crépuscule en assombrissaient les fenêtres.
Elle entendit un bruit derrière elle et, se retournant, elle vit Falk qui se tenait là, ses yeux étranges mouillés de larmes.
— « Parth… arrête…» dit-il.
— « Falk, qu’y a-t-il ? »
— « Ça me fait mal, » dit-il, détournant son visage, qui ne reflétait que trop clairement son esprit incohérent et désarmé.
— « Je chante donc si mal ? » dit-elle pour le taquiner. Mais elle était émue et cessa de chanter. Plus tard, elle vit Falk auprès de la table où était posé le tëanb. Il leva la main vers cet instrument mais n’osa pas le toucher ; on eût dit qu’il craignait de relâcher ce doux et implacable démon qu’il renfermait, ce démon qui avait poussé son cri sous les mains de Parth et avait changé sa voix en musique.
— « Mon enfant apprend plus vite que le tien, » dit Parth à sa cousine Garra, « mais le tien pousse plus vite. Heureusement ! »
— « Le tien est bien assez grand comme ça, » reconnut Garra, portant son regard sur les « deux » enfants ; ils étaient au bord du ruisseau, de l’autre côté du potager, Falk portant sur les épaules le bébé de Garra, âgé d’un an. En ce début d’après-midi estival, on entendait un strident concert de moucherons et de grillons. Les cheveux de Parth, tout en boucles noires, collaient à ses joues tandis que, d’une main agile, elle actionnait la navette de son métier à tisser, au-dessus de laquelle se dressaient, en fil d’argent sur fond gris, les têtes et les cous d’une rangée de hérons dansants. À dix-sept ans elle était, parmi les femmes, la plus habile tisseuse. L’hiver ses mains étaient tachées par les produits chimiques dont étaient faites ses différentes fibres textiles et par les teintures dont elles étaient colorées ; et tout l’été elle était à son métier solaire, tissant les étoffes délicates aux motifs variés conçus par son imagination.
— « Petite araignée, » lui dit sa mère, « une plaisanterie est une plaisanterie. Mais un homme est un homme. »
— « Oui, tu veux que j’accompagne Metock jusque chez les Kathol pour y troquer mes hérons contre un mari. C’est bien ça ? » dit Parth.
— « Je n’ai jamais rien dit de tel, il me semble, » dit sa mère, et elle continua à désherber ses plants de laitue.
Falk arriva par le sentier. Il avait le bébé sur les épaules, louchait sous l’éclat du soleil et souriait d’un air bienveillant. Il posa son fardeau sur l’herbe et lui dit comme s’il parlait à une grande personne : « Il fait plus chaud ici, n’est-ce pas ? » Puis, se tournant vers Parth, il lui demanda avec la gravité candide qui le caractérisait : « La Forêt a-t-elle une fin, Parth ? »
— « On dit que oui. Les cartes diffèrent toutes les unes des autres… Mais en allant par là on arrive enfin à la mer, et par là à la Prairie. »
— « La Prairie ? »
— « Des herbages à ciel ouvert. Un peu comme la Clairière, mais ça s’étend sur des milliers de kilomètres jusqu’aux montagnes. »
— « Les montagnes ? » demanda-t-il, tel un enfant qui, dans son innocence, vous harcèle de questions.
— « De hautes collines avec de la neige qui ne fond jamais sur leurs sommets. Comme ceci. »
Ayant à interrompre son tissage pour remettre sa navette en position, Parth, de ses longs doigts bruns, figura la forme d’un pic.
Les yeux jaunes de Falk s’illuminèrent soudain, et son visage prit une expression intense.
— « Sous le blanc, » dit-il, « il y a du bleu, et, en dessous, les… les lignes… les collines au loin. »
Parth le regarda sans mot dire. Une grande partie de ce qu’il savait avait sa source en elle, car c’est elle qui, toujours, avait su l’instruire. Il se refaisait une vie par un processus inséparable de la croissance de la jeune fille. Leurs esprits étaient très étroitement liés.
— « Je vois ça… je l’ai vu. Je m’en souviens, » balbutia Falk.
— « Est-ce une projection ? »
— « Non. Je ne l’ai pas lu dans un livre. C’est dans mon esprit. Je m’en souviens, c’est vrai. Quelquefois, je vois ça en m’endormant. Je n’en connaissais pas le nom : la Montagne. »
— « Saurais-tu la dessiner ? »
Agenouillé à côté de Parth, il fit dans la poussière un rapide croquis : un cône irrégulier et, à ses pieds, deux lignes de collines. Garra tendit le cou pour voir le croquis.
— « Et c’est blanc de neige ? » demanda-t-elle.
— « Oui. C’est comme si je voyais ça à travers quelque chose – une grande fenêtre, grande et placée très haut… Est-ce que ça me vient de ton esprit, Parth ? » demanda-t-il non sans quelque anxiété.
— « Non, » dit la jeune fille. « Chez nous personne n’a jamais vu de hautes montagnes. Je crois qu’il n’y en a pas de ce côté-ci du Fleuve Intérieur. Elles doivent être bien loin d’ici, bien loin. » Elle parlait comme une personne prise d’un frisson.
Leurs rêves furent comme entamés par un bruit semblable à celui d’une scie, un ronronnement haché, d’une étrangeté mystérieuse. Falk, réveillé, s’assit aux côtés de Parth ; péniblement, leurs yeux ensommeillés se dirigèrent vers le nord, là où se faisait entendre, par vagues, un lointain vrombissement, au-dessus de l’obscurité de la Forêt, dans un ciel où blanchissaient les premières lueurs du jour. « Un aérocar, » chuchota Parth. « J’en ai déjà entendu un, il y a longtemps…» Elle frissonna. Falk lui entoura les épaules de son bras, en proie au même malaise, le sentiment d’une présence néfaste, lointaine, inconnue, qui passait là-bas au nord en bordure de l’aurore.
Le bruit s’évanouit ; dans le vaste silence de la Forêt quelques oiseaux se mirent à chanter – aubade automnale avec personnel réduit. Falk et Parth se recouchèrent ; il faisait si bon et ils se sentaient si divinement bien dans les bras l’un de l’autre ; mal réveillé, Falk se rendormit. Lorsque Parth l’embrassa et s’esquiva pour aller au travail, il murmura : « Reste encore un peu… petit faucon, ma petite…» Mais elle partit en riant et il continua à somnoler un moment, incapable encore de se hisser hors du doux bain de paix et de plaisir où il avait été plongé.
Les rayons horizontaux d’un soleil radieux l’éblouissaient. Il se retourna, puis s’assit en bâillant et fixa le feuillage rouge d’un chêne touffu qui s’élevait près de la véranda où il dormait. Il s’aperçut que Parth, en le quittant, avait mis en marche son hypnophone sous son oreiller ; l’appareil, en un murmure doux et continu, débitait une révision de la théorie cétienne des nombres. Cela le fit rire, et le froid de cette belle matinée de novembre acheva de le réveiller. Il enfila sa chemise et sa culotte, faits d’une grosse étoffe foncée que Parth avait tissée et qu’Œil de Daim avait coupée et ajustée à ses mesures, et s’appuya à la balustrade de bois de la véranda, regardant, au-delà de la Clairière, les teintes brunes, rouges et or de la forêt sans fin.