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Fraîche, calme, suave, c’était une matinée semblable à celles qu’avaient connues les premiers habitants de cette Terre lorsqu’ils s’éveillaient dans leurs frêles habitations pointues et qu’ils en sortaient pour voir le soleil s’élever au-dessus de leur sombre Forêt. Les matinées se ressemblent toutes, les automnes aussi, mais nombreuses sont les années comptées par les hommes. Il y avait eu sur cette Terre une première race… puis une seconde, celle des conquérants ; les uns et les autres avaient disparu, peuple conquis et peuple conquérant, des millions de vies humaines toutes englouties en un vague point de l’horizon des temps passés. L’homme avait conquis les étoiles, puis les avait perdues. Mais les années avaient passé, tant d’années que la forêt des premiers âges, entièrement détruite pendant la période historique de l’humanité, avait repoussé. Et dans l’histoire d’une planète, histoire si vaste et obscure, c’est une chose qui compte le temps qu’il faut pour faire une forêt. Cela demande un bon moment. Et toutes les planètes n’en sont pas capables ; ce n’est pas une chose qui arrive souvent, cet entrelacement des premiers rayons d’un frais soleil avec l’ombre et la complexité d’innombrables branches agitées par le vent…

Cette matinée, Falk en jouissait peut-être d’autant plus intensément qu’il y avait derrière elle si peu d’autres matinées, un si petit nombre de jours dont il pût se souvenir entre les ténèbres et l’homme qu’il était devenu. Après avoir écouté discourir une mésange dans le chêne, il s’étira, se gratta la tête énergiquement et descendit retrouver ses hôtes pour partager leurs travaux et leur compagnie.

La maison de Zove était un édifice élevé, plein de coins et de recoins, bâti de pierre et de bois, tenant du chalet, de la ferme et du château. Son aspect avait quelque chose de primitif : sombres escaliers, âtres et caves de pierre, planchers nus en tuile ou en bois. Mais, dans le détail, elle n’avait rien d’inachevé ; elle était parfaitement étanche et ignifugée ; et dans sa fabrication comme dans les commodités qu’elle offrait, il entrait des dispositifs d’un haut degré de perfection – plaisante lumière jaunâtre de l’éclairage par fusion, phonothèque, bibliothèque et iconothèque, divers engins et appareils ménagers ou agricoles, et puis certains instruments plus perfectionnés et plus spécialisés remisés dans les ateliers de l’aile est. Tout cela faisait partie intégrante de la maison ; c’était là qu’on l’avait construit ou dans quelque autre maison de la Forêt. Les machines étaient robustes et simples, faciles à réparer ; ce qui était fragile et irremplaçable, c’étaient les connaissances présidant à l’emploi de telle ou telle source d’énergie.

Le point faible de cette technologie, c’était son champ réduit. Si la bibliothèque témoignait d’une familiarité avec l’électronique, qui était devenue une seconde nature, si les garçons construisaient volontiers de petites télévisions pour communiquer d’une chambre à l’autre, en revanche il n’y avait ni poste de télévision, ni téléphone, ni radio, ni télégraphe dont la portée d’utilisation dépassât les limites de la Clairière ; il n’existait pas d’instruments de communication à distance. Il y avait bien dans l’aile est un ou deux aéroglisseurs fabriqués sur place, mais là encore c’était surtout pour servir de jouets aux enfants. Ces engins étaient difficiles à manier dans les bois, sur les mauvaises pistes d’une sylve inculte. Lorsqu’on se rendait à une maison quelconque, en visite ou pour faire du troc, on y allait à pied, à cheval à la rigueur si la route était longue.

Travaux ménagers et travaux agricoles étaient des tâches faciles, sans corvée pénible pour personne. En fait de confort, la maison était propre et bien chauffée – rien de plus ; la nourriture était saine mais monotone. L’existence qu’on menait en ces lieux avait la terne uniformité d’une vie de communauté, une frugalité saine et sereine. Sérénité et monotonie étaient engendrées par l’isolement. La maison la plus proche, celle des Kathol, était à près de cinquante kilomètres au sud. Autour de la Clairière s’étendait la forêt interminable, indéfrichée, inexplorée, indifférente. La forêt vierge, et au-dessus d’elle le ciel. Impossible, ici, de fermer ses portes à l’élément inhumain, de circonscrire la vie de l’homme, comme dans les cités d’antan, pour la réduire à l’échelle humaine. Conserver intact si peu que ce fût d’une civilisation complexe dans une si petite communauté, c’était là une œuvre remarquable et périlleuse, bien que cela parût tout naturel à la plupart de ses membres : c’était leur mode de vie, et ils n’en connaissaient pas d’autre. Falk voyait les choses d’un autre œil que les enfants de la maison, car il ne pouvait oublier qu’il était sorti de l’immensité d’une nature inhumaine et barbare dans un état d’aussi sinistre solitude que celle des animaux sauvages qui y rôdaient, et que tout ce qu’il avait appris chez Zove était comme une chandelle unique brûlant dans un grand désert de ténèbres.

Au petit déjeuner – pain, fromage de chèvre, bière brune – Metock le pria de l’accompagner à la chasse aux cerfs pour la journée. Falk en fut heureux. Le « frère aîné » était un chasseur habile, et il avait su profiter de ses leçons ; c’était là, enfin, un terrain d’entente entre Falk et Metock. Mais le Maître s’interposa : « Emmène Kaï aujourd’hui, mon fils. Je voudrais parler avec Falk. »

Chacun des habitants de la maison avait une chambre personnelle, pour étudier, bricoler ou dormir en cas de froid glacial ; celle de Zove était petite, haute et claire, avec des fenêtres à l’ouest, au nord et à l’est. Portant son regard sur la Forêt au-delà des chaumes d’automne et des champs en jachère, le Maître dit :

— « C’est là, près de ce hêtre pourpre, que Parth t’a découvert, je crois. Cela fait cinq ans et demi. Comme c’est loin ! N’est-il pas temps que nous parlions de toi ? »

— « Oui, peut-être, Maître, » dit Falk, sur ses gardes.

— « Il était difficile d’évaluer ton âge lorsque tu es arrivé, mais je t’ai donné environ vingt-cinq ans. Que te reste-t-il de ces vingt-cinq ans ? »

Falk tendit un moment la main gauche. « Une bague, » dit-il.

— « Et le souvenir d’une montagne ? »

— « Le souvenir d’un souvenir, » dit Falk avec un haussement d’épaules. « Et souvent, comme je vous l’ai dit, je surprends un moment dans mon esprit le son d’une voix, ou bien l’impression d’un mouvement, d’un geste, d’une distance. Ce sont des choses qui n’ont pas leur place dans le souvenir des jours que j’ai vécus avec vous. Mais elles ne forment pas un tout intelligible. »

Zove s’assit sur la banquette de la fenêtre et fit signe à Falk d’en faire autant. « Tu es arrivé pleinement développé, avec une motricité intacte. Mais, même compte tenu de cet avantage, tu as appris avec une rapidité étonnante. Je me suis demandé si les Shing, lorsqu’ils ont jadis jeté les bases d’une génétique humaine destinée à éliminer une grande partie des peuples colonisés, n’ont pas pris la docilité et la stupidité comme critères sélectifs des êtres à conserver, et si tu ne viens pas d’une race de mutants qui, d’une manière ou d’une autre, auraient déjoué les calculs des Shing. Je ne sais pas ce que tu étais, sauf ceci : un homme d’une haute intelligence… Et c’est ce que tu es redevenu. J’aimerais savoir ce que tu penses toi-même de ton passé mystérieux. »

Falk garda le silence un moment. C’était un homme de petite taille, sec, bien fait. Son visage expressif au regard vif était alors assombri par l’appréhension, reflétant ses sentiments avec la même candeur qu’un visage d’enfant. Enfin, prenant visiblement son courage à deux mains, il dit : « Lorsque Rayna me donnait des leçons l’été dernier, elle m’a montré en quoi je diffère de la norme génétique humaine. Et c’est une différence infime… une ou deux spires d’hélice, c’est tout. C’est comme la différence entre WEI et O. » C’était une référence au Canon, qui exerçait sur Falk une vive fascination, et Zove le regarda en souriant, mais le jeune homme était grave… « Quoi qu’il en soit, » poursuivit-il, « il ne fait aucun doute que je ne suis pas humain. Suis-je un phénomène biologique ? ou un mutant créé accidentellement ou délibérément ? ou un extra-terrestre ? Le plus vraisemblable, à mon avis, c’est que je suis le rebut d’une expérience génétique ratée… Comment le savoir ? Je préférerais pouvoir dire que je suis un extra-terrestre, un être d’un autre monde. Cela signifierait qu’à tout le moins je ne suis pas le seul de mon espèce dans l’univers ! »