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Falk tournait en rond dans son effort pour imaginer une solution inimaginable à ce problème absurde et insoluble : par quel moyen laisser un message à ce Ramarren qu’il allait devenir ? Si les Shing ne le surprenaient pas à rédiger un tel message, ils ne manqueraient pas de le découvrir une fois rédigé. Il avait songé à utiliser Orry comme intermédiaire, en lui ordonnant de dire à Ramarren : « Ne réponds pas aux questions des Shing. » Mais il avait senti qu’il ne pouvait pour cela lui faire suffisamment confiance. Il n’obéirait pas à pareil ordre et même ne pourrait s’empêcher de le divulguer. Les Shing avaient si bien manipulé l’esprit de ce garçon qu’il était devenu essentiellement leur instrument ; peut-être les Seigneurs connaissaient-ils déjà ce message, pourtant vide de sens, qu’il lui avait confié.

Il n’y avait pas d’échappatoire, pas d’issue, même si l’on était l’ingéniosité faite homme. Il ne restait à Falk qu’un seul espoir, et bien faible : qu’il pût tenir ; quel que fût le traitement subi, il s’agissait de garder prise sur lui-même, de refuser d’oublier, de refuser de mourir. Ce qui seul lui donnait lieu d’espérer que la chose pût être réalisable, c’était que les Shing avaient affirmé qu’elle était irréalisable.

Ils voulaient qu’il crût cela impossible.

Les illusions, les apparitions et les hallucinations des premières heures ou des premiers jours qu’il avait passés à Es Toch avaient donc eu pour but de le plonger dans le désarroi et de miner sa confiance en soi. N’était-ce pas là leur objectif ? Ils voulaient l’amener à se défier de lui-même, de ses croyances, de ses connaissances, de sa force. S’il en était ainsi, toutes leurs explications sur l’opération à subir ne seraient alors qu’un épouvantail ; il s’agissait de le persuader qu’il ne pouvait rien contre leurs manipulations parahypnotiques.

Ramarren avait été impuissant contre ces manipulations…

Mais Ramarren n’était pas informé de leurs pouvoirs et ne pouvait soupçonner la nature de l’opération qu’ils allaient lui faire subir, tandis que Falk était au courant. Cela pouvait changer quelque chose à l’affaire. D’autre part, la mémoire de Ramarren n’avait pas été détruite irrévocablement, comme devait l’être celle de Falk, du moins se tuaient-ils à l’affirmer ; la meilleure preuve en était qu’ils se faisaient fort de la restaurer.

Un espoir – espoir bien mince. Tout ce qu’il pouvait faire était de dire je veux survivre avec la conviction que cela pourrait se réaliser ; avec de la chance, il pouvait gagner la partie. Sinon…

Quelle chose ténue mais tenace que l’espoir – comme la confiance, mais encore davantage, pensa-t-il en arpentant sa chambre tandis que jaillissaient au-dessus de sa tête des éclairs estompés sans accompagnement sonore. Dans une période faste, on fait confiance à la vie ; dans une période néfaste, on ne vit que d’espérance. Mais confiance et espérance sont de la même essence. Elles assurent l’indispensable communication de l’esprit avec les autres esprits, avec le monde et avec le temps. Sans confiance, l’homme peut vivre, mais d’une existence inhumaine ; sans espoir, il meurt. Lorsque la communication est supprimée, lorsque les mains ne se touchent plus, l’émotion s’atrophie et l’intellect devient stérile et obsédé. Le seul rapport unissant les hommes est alors celui de maître à esclave, de victime à assassin.

Les lois sont un rempart élevé par chaque peuple contre les impulsions qu’il redoute le plus en lui-même. Tu ne tueras pas, cette loi dont les Shing se faisaient gloire était leur seule loi, tout le reste étant permis. Fallait-il en conclure que seul le meurtre les attirait vraiment ?… Redoutant en eux-mêmes ce penchant invétéré, ils prêchaient le respect de la Vie et finissaient par être dupes de leur propre mensonge.

Il n’était pas de force à lutter contre eux, à moins, peut-être, de leur opposer la seule qualité devant laquelle un menteur se trouve désarmé, l’intégrité. Il ne leur viendrait peut-être pas à l’idée qu’un homme pût vouloir désespérément être lui-même et vivre sa vie qu’il lui fût possible de leur résister même s’il se trouvait à leur merci.

Peut-être, peut-être.

Délibérément, imposant enfin une discipline à ses pensées, il prit le livre que lui avait donné le prince du Kansas, car, malgré sa prédiction, il ne l’avait pas reperdu, et le lut un instant, avec une grande concentration, avant de s’endormir.

Le lendemain matin – un matin qui pouvait être le dernier de cette existence – Orry proposa une tournée en aérocar, et Falk acquiesça en exprimant le désir de voir l’Océan Occidental. Avec une courtoisie raffinée, deux des Shing, Abundibot et Ken Kenyek, sollicitèrent le privilège d’accompagner leur hôte distingué ; ils seraient heureux, dirent-ils, de répondre à toutes les questions qu’il voudrait bien leur poser sur l’Empire terrestre, ou sur l’opération prévue pour le lendemain. Falk, à vrai dire, espérait vaguement en apprendre davantage sur le traitement qu’ils se proposaient de faire subir à son esprit afin de se préparer à y résister plus efficacement. Vain espoir. Ken Kenyek ne fit que déverser un verbiage interminable où il était question de neurones, de synapses, de récupération, de blocage, de déblocage, de drogues, d’hypnose, de parahypnose, d’ordinateur à branchements cervicaux… rien pour l’éclairer, tout pour l’effrayer. Bien vite, Falk se déclara vaincu.

L’aérocar, piloté par un homme-outil muet qui n’était guère plus, semblait-il, qu’une extension des commandes, franchit les montagnes et fila vers l’ouest en survolant les déserts, égayés par leur brève floraison printanière. Au bout de quelques minutes, les passagers virent se rapprocher d’eux la paroi de granité de la chaîne côtière. Ces montagnes ne s’étaient pas remises du cataclysme qui, deux mille ans auparavant, les avait broyées, dénudées, laissant en quelque sorte leur chair à vif, avec des pics déchiquetés surgissant de gouffres enneigés. Au-delà des crêtes s’étendait l’Océan brillamment ensoleillé ; sous ses vagues gisaient, ténébreuses, les terres englouties.

Il y avait là des cités disparues – comme il y avait dans l’esprit de Falk des cités oubliées, des lieux et des noms perdus. Tandis que l’aérocar décrivait un cercle pour repartir vers l’est, il soupira : « Demain le tremblement de terre, et Falk périra…»

— « Il faut malheureusement qu’il en soit ainsi, » dit Abundibot d’un air heureux. Du moins Falk crut-il discerner dans son ton une certaine satisfaction. Chaque fois qu’Abundibot exprimait un sentiment quelconque, son ton était si faux qu’il paraissait trahir une émotion opposée, mais ce qu’il fallait peut-être voir là c’était une totale absence d’affectivité. Avec sa face pâle, ses yeux pâles, ses traits réguliers et sans âge, Ken Kenyek ne manifestait ni ne simulait aucune émotion, soit qu’il fût en train de parler, soit qu’il se tînt immobile et sans expression comme Falk le voyait maintenant, ni serein, ni impassible mais entièrement replié sur lui-même, lointain, souverain.