Il avait oublié quelque chose, mais quoi ?
— « Où sommes-nous ? »
— « Restez tranquille, prech Ramarren – ne parlez pas encore ; je vous prie, restez tranquille. »
— « Que m’est-il arrivé ? »
Une sensation d’étourdissement le contraignit à obéir au garçon et à se recoucher. Les muscles de son corps et jusqu’à ceux de ses lèvres et de sa langue ne lui obéissaient pas normalement. Ce n’était pas de la faiblesse, mais comme un curieux défaut de coordination psychomotrice. Il lui fallait pour lever la main, le vouloir consciemment, comme si c’était la main de quelqu’un d’autre.
La main de quelqu’un d’autre… Il fixa un bon moment son bras et sa main. Leur peau, chose curieuse, avait pris la teinte foncée d’une peau de hann tannée. Le long de l’avant-bras jusqu’au poignet s’alignait une série de cicatrices bleuâtres parallèles, formant comme un pointillé tracé à coups d’aiguille répétés. Même la paume de ses mains était durcie, et l’on eût dit les mains d’un homme longtemps exposé au grand air plutôt que celles d’un familier des laboratoires et des salles d’ordinateurs du Centre Interstellaire, des salles du Conseil et des sanctuaires du Silence de Wegest.
Il jeta soudain un regard circulaire. La pièce où il se trouvait n’avait pas de fenêtres, mais, chose étrange, ses murs verdâtres laissaient filtrer la lumière du soleil.
— « Nous avons eu un accident, » dit-il enfin. « Lors du lancement, ou quand… Mais nous avons fait le voyage. Nous l’avons fait. Ou l’ai-je rêvé ? »
— « Non, prech Ramarren. Nous avons fait le voyage. »
Nouveau silence. Ramarren ajouta au bout d’un moment.
« Ce voyage, je m’en souviens comme d’une seule longue nuit, comme si c’était la nuit dernière… Pourtant, de l’enfant que tu étais, il a fait presque un homme. Mais alors, nous nous étions trompés à cet égard. »
— « Non, le voyage ne m’a pas vieilli…» Orry s’arrêta.
— « Où sont les autres ? »
— « Perdus. »
— « Morts ? Dis-moi tout, vesprech Orry. »
— « Oui, morts. Probablement morts, prech Ramarren. »
— « Où sommes-nous ? »
— « Reposez-vous un peu, je vous en prie…»
— « Réponds. »
— « Nous sommes dans une maison de la ville appelée Es Toch sur la planète Terre, » récita le garçon puisqu’il fallait tout dire. Mais il s’effondra ensuite et dit d’un ton geignard : « Vous ne le savez pas ?… Vous avez oublié… tout oublié ? C’est encore pire qu’avant…»
— « Comment pourrais-je me rappeler la Terre ? » murmura Ramarren.
— « J’ai… j’ai une chose à vous dire : lisez la première page du livre. »
Ramarren ne prêta aucune attention à ces paroles bredouillées par son cadet. Il savait maintenant que quelque chose avait mal tourné et qu’il s’était écoulé un laps de temps dont il ignorait tout. Mais comme il ne pouvait rien faire avant d’avoir vaincu l’étrange faiblesse de son corps, il s’imposa de rester tranquille jusqu’à cessation de toute sensation d’étourdissement. Puis, fermant son esprit au monde extérieur, il se récita à lui-même certains des Soliloques du niveau V ; lorsque son esprit s’en trouva lui aussi apaisé, il appela à lui le sommeil.
De nouveaux rêves jaillirent autour de lui, rêves complexes et effrayants, mais cependant baignés d’une suavité comme celle du soleil perçant à travers la pénombre d’une forêt ancienne. Lorsque son sommeil devint plus profond, ces visions s’évanouirent, cédant la place à un rêve qui n’était qu’une simple et très vivante évocation d’un vieux souvenir. Il attendait son père pour l’accompagner à la ville en aérocar. Sur les collines de Charn, les forêts étaient à moitié dénudées dans leur longue agonie, mais l’air était chaud, pur et calme. Son père, Agad Karsen, un petit vieillard sec et leste portant tenue et casque de cérémonie et tenant la pierre qui était l’insigne de sa charge, avançait d’un pas tranquille avec sa fille sur la pelouse, et les deux enfants riaient de l’entendre taquiner la jeune fille sur son premier prétendant : « Attention à ce garçon, Parth, il va te courtiser sans merci si tu ne le décourages pas. » Ces paroles légères prononcées sous le soleil du long automne doré de sa jeunesse, il les avait vraiment entendues jadis, comme aussi le rire dont la jeune fille les accueillit. Ma sœur, ma petite sœur, Arnan chérie… Mais quel nom son père lui avait-il donné ?… ce n’était pas son vrai nom, mais autre chose, un autre nom…
Ramarren se réveilla. Il s’assit, faisant un effort décisif pour retrouver la maîtrise de son corps – oui, le sien, encore hésitant et vacillant, mais certainement le sien. Pourtant il avait eu un instant l’impression, en se réveillant, qu’il était un fantôme dans une chair étrangère où il n’était pas à sa place, dans laquelle il s’était égaré.
Il était indemne. Il était Agad Ramarren né dans la maison de pierre argentée entourée de vastes pelouses au pied du pic de Charn enneigé, la montagne solitaire ; héritier d’Agat, né en automne, il n’avait donc connu que l’automne et l’hiver. Il n’avait pas vu le printemps et ne le verrait peut-être jamais puisque c’est au premier jour de cette saison nouvelle que le vaisseau Autreterre était parti pour la Terre. Mais le long hiver et l’automne, toute sa maturité, sa jeunesse et son enfance, tout cela se déroulait derrière lui en une vivante continuité dont il conservait le souvenir, comme une rivière qui remonterait à sa source.
Le jeune Orry n’était plus là. « Orry ! » appela Ramarren. Car maintenant qu’il était en état de le faire, il était résolu à s’informer de ce qui était arrivé, à lui-même et à ses compagnons, de ce qu’il était advenu de L’Autreterre et de sa mission. Il n’y eut ni réponse ni signal. La pièce où il se trouvait ne semblait pas avoir plus de portes qu’elle n’avait de fenêtres. Il réprima l’impulsion d’appeler Orry en esprit ; il ignorait s’il était encore branché sur lui, d’autre part, comme son propre esprit avait été manifestement soit endommagé, soit manipulé, il valait mieux être prudent et éviter de se mettre en phase avec un autre esprit, quel qu’il fût, avant de s’être assuré qu’il n’était pas menacé par quelque emprise volitionnelle ou antidhronie.
Il se leva, fit taire la sensation d’étourdissement qu’il éprouvait et un élancement qui lui troua un moment l’occiput, et traversa plusieurs fois la pièce pour retrouver une certaine coordination musculaire, cela tout en étudiant les vêtements exotiques qu’il portait et la pièce étrange où il se trouvait. Beaucoup de meubles, un lit, des tables et des sièges, tous à longs pieds minces. Les murs verts d’une transparence nébuleuse étaient couverts de figures destinées à produire des illusions optiques et à disloquer la réalité, à dissimuler par exemple une porte s’ouvrant à l’iris ou un miroir. Il s’arrêta et se regarda un moment dans ce miroir, où il pouvait se voir jusqu’à la taille. Il se trouva maigre et basané, un peu vieilli peut-être ; ou était-ce une impression ? Il éprouvait une gêne curieuse à regarder sa propre image. D’où lui venait ce malaise, ce défaut de concentration ? Qu’était-il arrivé, qu’avait-il perdu ? Il se retourna et se remit à étudier la pièce. Il y traînait plusieurs objets énigmatiques, dont deux d’un type familier mais d’aspect étranger par certains détails : une coupe sur une table et, à côté, un livre à feuillets. Il eut un vague souvenir d’une chose qu’Orry lui avait dite ; c’était comme une flamme vacillante aussitôt éteinte. Le titre du livre était pour lui vide de sens, bien que ses caractères fussent manifestement apparentés à ceux de l’alphabet de la Langue des Maîtres Livres. Il ouvrit le volume et le feuilleta. Les pages de gauche étaient d’une écriture – à la main, semblait-il – disposée en colonnes de motifs d’une étonnante complexité, symboles holistiques, idéogrammes ou technosténographie. Les pages de droite aussi étaient écrites à la main en caractères rappelant les lettres employées dans les Maîtres Livres, écrites, donc, en galactique. Un livre codé ? À peine avait-il déchiffré un mot ou deux que l’iris de la porte s’ouvrit silencieusement pour laisser entrer quelqu’un – une femme.