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Mais l’homme de grande taille fit un ou deux pas en avant, un sourire éclairant sa lourde face rigide, et il s’adressa courtoisement à Ramarren dans la langue des Maîtres Livres. « Je suis Pelleu Abundibot, et c’est de tout cœur que je vous dis : soyez le bienvenu sur la Terre, vous qui êtes mon semblable et le messager d’une colonie perdue, si longtemps condamnée à l’exil. »

Sur ce, Ramarren s’inclina très légèrement, et se recueillit un moment. « Il semble, » dit-il, « que je sois sur la Terre depuis un certain temps, que je m’y sois fait un ennemi de cette femme et que j’y aie récolté certaines cicatrices. Voulez-vous me dire comment les choses se sont passées et comment mes compagnons de voyage ont péri ? Parlez-moi en esprit si vous voulez : je ne parle pas le galactique aussi bien que vous. »

— « Prech Ramarren, » dit Abundibot – cette expression empruntée à Orry, il n’y voyait évidemment qu’un titre honorifique, n’ayant aucune notion des rapports de prechnoye – « veuillez tout d’abord m’excuser de vous parler à haute voix. Nous avons pour principe de réserver le langage paraverbal aux cas urgents ou à nos inférieurs. Veuillez d’autre part excuser l’intrusion de cette basse créature domestique : sa folie l’a poussée à faire fi de la Loi, mais nous saurons traiter son esprit en conséquence. Elle ne risquera plus de vous importuner. Quant à vos questions, elles recevront toutes leurs réponses. Mais voici, en quelques mots, ce que fut votre malheureuse odyssée avant de pouvoir, bientôt enfin, connaître une fin heureuse. Votre vaisseau, l’Autreterre, a été attaqué par nos ennemis, des rebelles, des hors-la-loi, à son entrée dans l’espace terrestre. Ils ont emmené deux ou plusieurs d’entre vous dans leurs petits engins planétaires avant l’arrivée de notre vaisseau patrouilleur. Lorsqu’il a surgi, ils ont détruit L’Autreterre avec tous ses occupants et se sont égaillés dans leurs petits appareils. Nous avons rattrapé celui qui emportait Har Orry, mais pas le vôtre. J’ignore ce qu’ils voulaient tirer de vous, toujours est-il qu’ils ne vous ont pas tué mais qu’ils ont oblitéré vos souvenirs jusqu’au stade prélingual, puis vous ont lâché dans une forêt sauvage. Ils pensaient que vous y trouveriez la mort, mais vous avez survécu et trouvé refuge chez des barbares de la forêt ; finalement, nos détecteurs vous ont repéré et amené ici, et nous avons réussi, par des techniques parahypnotiques, à vous restituer votre mémoire. C’était là tout ce que nous pouvions faire – c’est peu, bien sûr, mais c’est tout ce qui était en notre pouvoir. »

Ramarren écoutait attentivement. Ce récit le troublait profondément, et il ne cherchait pas à s’en cacher ; mais il éprouvait aussi un certain malaise ou une méfiance qu’il prit soin de dissimuler. Cet homme lui avait parlé en esprit, et ce contact, si bref fût-il, avait permis à Ramarren d’opérer un début de branchement sur son esprit. Puis Abundibot avait cessé toute communication télépathique et s’était retranché derrière une barrière empathique ; mais cette protection était imparfaite et Ramarren, grâce à sa vive sensibilité et à la qualité de sa formation psychotechnique, put capter de vagues impressions empathiques tranchant si nettement sur les paroles de cet hommes qu’il s’en dégageait une suggestion de démence ou de mensonge. Ou bien Ramarren avait-il cessé d’être en résonance avec lui-même – et cela n’aurait rien eu d’étonnant après un traitement parahynotique – au point de rendre sujettes à caution ses réceptions empathiques ?

— « Depuis combien de temps ?…» demanda-t-il enfin, levant les yeux pour fixer un moment ceux d’Abundibot – ces yeux d’un autre monde.

— « Six années terriennes, prech Ramarren. »

L’année terrienne équivalait à peu près à une phase lunaire.

— « Si longtemps ? » dit-il. Cela le dépassait. Ses amis, ses compagnons de voyage étaient morts depuis tout ce temps, et il était seul sur la Terre depuis… six ans ?

— « Vous ne vous rappelez rien de ces six années ? »

— « Rien. »

— « Nous avons dû oblitérer la mémoire rudimentaire que vous avez pu avoir de cette période pour être en mesure de restaurer votre mémoire et votre personnalité authentiques. Nous regrettons grandement cette perte de six années de votre vie. Mais le souvenir n’en eût pas été sain ni plaisant. Les hors-la-loi chez qui vous avez vécu étaient des brutes qui avaient fait de vous une brute pire encore. Je suis heureux que vous en ayez perdu le souvenir, prech Ramarren. »

Non seulement heureux, mais joyeux. Cet homme devait être bien peu doué ou bien mal formé en fait de contrôle empathique ; il aurait eu, sinon, une meilleure défense ; mais sa défense télépathique était impeccable. Plus ou moins déboussolé par ces résonances fluidiques, d’où émanait l’impression qu’il y avait quelque chose de faux ou d’obscur dans les paroles d’Abundibot, et par le manque de cohésion qui persistait en son activité mentale et même en ses réactions physiques, lesquelles restaient lentes et incertaines, Ramarren dut faire un grand effort sur lui-même pour sortir d’une parfaite inertie. Ses souvenirs… Comment six années avaient-elles pu passer sans laisser la moindre trace dans sa mémoire ? Mais il s’était écoulé cent quarante ans pendant que son vaisseau photique allait de Werel à la Terre, et il ne se rappelait clairement de tout ce laps de temps qu’un moment terrifiant, un moment éternel… Quel nom cette folle lui avait-elle donné ? Oui, quel était ce nom qu’elle lui hurlait avec une rancœur démentielle et torturée ?

— « Quel nom me donnait-on pendant ces six années ? »

— « Quel nom ? Celui que vous donnaient les indigènes, prech Ramarren ? Je ne sais pas exactement, et d’ailleurs il n’est pas sûr qu’ils avaient pris la peine de vous en donner un ! »

Falk, c’était là le nom que cette femme lui avait donné – Falk. « Mon prochain, » dit-il brusquement, traduisant ainsi en galactique une formule de politesse kelshak, « je vous questionnerai plus tard, si vous le voulez bien. Ce que vous me dites me trouble et je voudrais le méditer un moment dans la solitude. »

— « Mais comment donc ! prech Ramarren. Votre jeune ami Orry brûle de vous revoir – voulez-vous que je vous l’envoie ? » Cependant, Ramarren, ayant formulé sa demande et ayant entendu son interlocuteur y répondre favorablement, l’avait en quelque sorte aussitôt congédié, comme pouvait le faire un homme de son niveau, s’était débranché de lui et n’entendait plus ses paroles que comme un bruit vide de sens.

— « Nous avons tant à apprendre de vous, aussi serons-nous impatients de vous revoir une fois que vous vous sentirez complètement remis. » Silence. Puis encore ce grincement de voix. « Nos domestiques sont à votre service ; si vous désirez vous restaurer ou avoir de la compagnie, il vous suffit d’aller à la porte et de le demander. » Encore un silence, et voilà Ramarren enfin débarrassé de la présence de ce malappris.

Il s’abstint de spéculer sur cet individu. Il était trop préoccupé de lui-même pour s’inquiéter des êtres étranges qu’étaient ses hôtes. L’agitation de son esprit se précipita, sembla vouloir aboutir à une sorte de crise. Il eut l’impression d’être contraint d’affronter une chose redoutable, et la perspective de cette épreuve le remplit d’horreur, tout en l’attirant cependant irrésistiblement ; oui, cette chose, il voulait l’affronter, la découvrir. Les moments les plus durs de son initiation au niveau VII n’avaient fait qu’ébaucher pareille désintégration de ses émotions et de son identité, car il ne s’agissait alors que de psychose artificiellement provoquée et minutieusement contrôlée, ce qui n’était plus le cas. Pourtant, était-ce bien sûr ? Se pouvait-il qu’il agît volontairement, qu’il se forçât à aller au devant de la crise ? Mais qui était celui qui exerçait une contrainte et celui qui la subissait, Ramarren avait été tué et ressuscité. Alors, qu’avait été sa mort, cette mort qu’il ne pouvait se rappeler ?