Pour échapper à l’immense panique qu’il sentait sourdre en lui, il chercha autour de lui un objet qu’il pût fixer ; il s’agissait de recourir à un des premiers exercices qu’il eût appris, la technique dite de Cristallisation par laquelle on fixe un seul objet concret pour reconstruire le monde à partir de cet objet. Mais tout ce qui l’entourait était étranger, mensonger, d’un autre monde ; jusqu’au plancher, qui n’était sous ses pieds qu’une vague nappe de brume. Il y avait bien un livre, celui qu’il regardait lorsqu’il avait vu entrer cette femme qui l’avait appelé d’un nom qu’il ne voulait pas se rappeler. Non, il ne voulait pas se le rappeler. Le livre : il l’avait tenu dans ses mains, il était réel, il était là. Il le prit délicatement, l’ouvrit, fixa la page ouverte. Des colonnes de beaux motifs vides de sens, des lignes d’une écriture à demi compréhensible qui constituait une altération des caractères qu’il avait appris à connaître dans sa jeunesse en étudiant le Premier Analecte, une déformation déroutante. Il fixa ces lignes et ne put les lire, puis un mot dont il ne connaissait pas le sens jaillit de ces hiéroglyphes, le premier mot :
Ses yeux allaient du livre à la main qui le tenait. À qui était cette main qui, sous un soleil étranger, était devenue si brune et couturée de cicatrices ? À qui ?
Il ne voulait pas se rappeler le nom ; il ne voulait pas le lire. Il avait lu ces mots en songe, dans un long sommeil, une mort, un rêve.
Et ces mots firent surgir le rêve en un élan irrésistible, comme une vague qui submergea Ramarren, puis se brisa.
Il était Falk, il était Ramarren. Il était le fou et le sage : un seul homme né deux fois.
En ces premières heures effroyables, il pria et supplia d’être délivré tantôt d’un moi, tantôt de l’autre. Il lui arriva de hurler son angoisse dans sa langue natale sans pouvoir comprendre les paroles qu’il avait prononcées, et c’était si angoissant que, dans son extrême misère, il en pleura ; c’était Falk qui ne comprenait pas, mais Ramarren qui pleurait.
En ce moment de détresse, il toucha pour la première fois, mais un instant seulement, le point de jonction, le centre, et il fut lui-même ; puis il perdit ce contact, mais en gardant juste assez de forces pour espérer le retour de cette harmonie. Harmonie : c’avait été une idée maîtresse de Ramarren et de sa discipline mentale, et ce fut peut-être pour avoir maîtrisé ce point central de la doctrine kelshak qu’il put éviter de sombrer dans la folie. Mais il n’y avait pas moyen d’intégrer ou d’équilibrer les deux esprits et les deux personnalités qui se partageaient son cerveau – pas encore ; il était condamné à osciller entre les deux, à effacer l’une pour permettre à l’autre de se manifester, quitte à effectuer aussitôt la manœuvre inverse. C’est à peine s’il pouvait remuer, tourmenté qu’il était par l’illusion d’avoir deux corps, d’être réellement et physiquement deux hommes en un seul. Il n’osait dormir, bien qu’il fût épuisé : il redoutait trop le réveil qui s’ensuivrait.
C’était la nuit, et il fut abandonné à lui-même. Nous sommes seuls, commenta Falk. Ce fut d’abord Falk le plus fort des deux, car il avait bénéficié d’une certaine préparation à cette épreuve. Ce fut Falk qui amorça le dialogue : Il me faut un peu de sommeil, Ramarren, dit-il, et Ramarren capta ces mots comme un message télépathique et, sans préméditation, répondit dans le même langage : J’ai peur de dormir. Il veilla donc un moment, et les rêves de Falk étaient pour lui comme des ombres et des échos dans son esprit.
Il triompha de cette épreuve, et l’on peut dire que le pire était passé lorsque la lumière du matin filtra nébuleusement à travers le voile des murs de sa chambre ; il avait vaincu la peur et commençait à se sentir vraiment maître de ses pensées comme de ses actions.
Il n’y eut pas naturellement de chevauchement, à proprement parler, de ses deux mémoires. Falk avait pris vie, comme être conscient, en cette immense quantité de neurones qui, dans le cerveau d’un homme d’une haute intelligence, restent inutilisés – les terres en friche de l’esprit de Ramarren. Les circuits fondamentaux de la sensibilité et de la motricité n’avaient jamais été bloqués, si bien qu’en un sens ils avaient sans cesse été partagés par les deux moi, et ce dédoublement en deux séries d’habitudes motrices et de modes de perception ne fut pas sans causer certaines difficultés. Un objet n’était pas le même pour Ramarren – Falk suivant qu’il le regardait avec les yeux de Falk ou ceux de Ramarren. Cette dichotomie pourrait à la longue aboutir à un accroissement de ses facultés intellectuelles et perceptives, mais pour le moment il en éprouvait un désarroi proche du vertige. C’est sur le plan affectif qu’il se produisait le plus d’interférences, et même des conflits au sens strict du mot. Et comme les souvenirs de Falk couvraient sa brève « existence » comme ceux de Ramarren la sienne, les deux séries mnémoniques tendaient à apparaître simultanément plutôt que dans l’ordre chronologique. Ramarren avait bien du mal à tenir compte du laps de temps pendant lequel il n’avait pas eu de vie consciente. Où était-il dix jours auparavant ? À dos de mulet sur les montagnes enneigées de la Terre ; Falk le savait ; mais Ramarren savait qu’il avait pris congé de sa femme dans une maison des plateaux verdoyants de Werel… D’autre part, les conjectures de Ramarren sur la Terre se trouvaient souvent démenties par l’expérience de Falk, tandis que l’ignorance de Falk au sujet de Werel dotait d’un étrange prestige légendaire le propre passé de Ramarren. Mais cette confusion même portait en elle le germe de l’idéal d’interaction et de cohérence que Ramarren se fixait. Car un fait était acquis, c’est qu’il était, physiquement et chronologiquement, un seul homme. Le problème qui se posait à lui n’était pas vraiment de recréer une unité, mais de la capter.
La partie était loin d’être gagnée. Il fallait encore que dominât l’une ou l’autre des deux structures mnésiques pour que Falk – Ramarren pût faire preuve d’une certaine aptitude à penser et à agir. Le plus souvent, c’était maintenant Ramarren qui prenait le gouvernail, car le navigateur de l’Autreterre était une personnalité puissante et sûre d’elle-même. À côté de lui, Falk se sentait puéril, hésitant ; il savait des choses qui pouvaient être utiles, mais il faisait fond sur l’énergie et l’expérience de Ramarren. Leurs deux forces conjuguées n’étaient pas de trop, car l’homme aux deux esprits était dans une situation des plus troubles et des plus périlleuses.
Il était une question primordiale qui conditionnait toutes les autres. En termes sommaires, pouvait-on faire confiance aux Shing ? Car si ce n’était qu’une peur injustifiée des Seigneurs de la Terre qu’on avait inculquée à Falk, le sentiment d’être dans une situation trouble et périlleuse n’était pas moins injustifié. Ramarren pensa d’abord que ce pouvait bien être le cas ; mais il changea d’avis promptement.