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Où aurait-il pu retrouver un foyer, des êtres qui l’avaient aimé ? Chez Zove exclusivement. Et jamais cela ne se réaliserait. Si sa route menait quelque part, c’était loin de la Terre. Il était seul et devait viser ce seul but : tenter de suivre cette voie jusqu’à son terme.

10

Il faisait alors grand jour. Se sentant tout à coup affamé, Ramarren se dirigea vers la porte dérobée, et, parlant à voix haute en galactique, demanda de la nourriture. Il ne reçut pas de réponse, mais un homme-outil ne tarda pas à lui apporter et à lui servir à manger ; comme il terminait son repas, un signal discret se fit entendre derrière la porte. « Entrez, » dit Ramarren en kelshak. Har Orry apparut, puis le grand Shing Abundibot, et deux autres que Ramarren n’avait jamais vus mais dont il connaissait les noms : Ken Kenyek et Kradgy. Présentations, échange de politesses. Ramarren constata qu’il se tenait assez bien en main ; l’obligation où il était de cacher et de refouler Falk totalement était en fait une commodité : il pouvait ainsi, sans entrave, agir et parler en toute spontanéité. Il sentait que le psychotechnicien Ken Kenyek s’efforçait de sonder son esprit avec autant de puissance que d’habileté, mais il n’en avait cure. Si ses barrières mentales avaient tenu bon même sous le masque parahypnotique, elles n’allaient pas flancher maintenant.

Aucun des Shing ne s’adressa à lui en esprit. Ils restaient plantés, avec leur curieuse raideur, comme s’ils craignaient d’être touchés, et ils ne parlaient qu’à voix basse. Ramarren s’arrangea pour poser certaines des questions qu’on pouvait attendre d’un Ramarren concernant la Terre, l’humanité, les Shing, et écouta leurs réponses d’un air grave. Il fit une tentative pour se mettre en phase avec le jeune Orry, sans succès. Orry ne lui opposait pas de véritable défense, mais peut-être avait-il subi un traitement mental qui neutralisait ses capacités réceptrices en la matière, capacités certainement limitées vu son stade d’éducation ; d’autre part, il était sous l’emprise de la drogue qu’il prenait régulièrement. Au moment même où Ramarren émettait à son intention le signal discret et familier de leurs rapports dans l’ordre du prechnoye, Orry commençait à sucer un tube de pariitha. Dans cet univers imagé, décentré, semi-hallucinatoire où la drogue le plongeait, ses perceptions étaient émoussées et il ne recevait aucun message.

— « Vous n’avez encore rien vu de la Terre à l’exception de cette seule pièce, » dit en un rauque murmure le Shing habillé en femme, Kradgy. Ramarren se méfiait d’eux, mais ce que Kradgy éveillait en lui, c’était une crainte, une aversion instinctive ; il y avait quelque chose de cauchemardesque dans ce gros corps caché par des robes flottantes, ces cheveux noirs à reflets pourpres, la rudesse de cette voix basse et distincte.

— « Je serais heureux d’en voir davantage. »

— « Nous sommes à votre entière disposition. C’est un honneur pour la Terre que de recevoir votre visite. »

— « Je ne me rappelle pas avoir vu la Terre de L’Autreterre lorsque nous sommes entrés dans son orbite, » dit Ramarren en un galactique guindé et avec un fort accent werélien. « Et je ne me rappelle pas non plus l’attaque subie par notre vaisseau. Pouvez-vous m’en donner l’explication ? »

Question risquée, peut-être, mais Ramarren était vraiment curieux de connaître la réponse ; c’était la seule lacune qui subsistât en sa double mémoire.

— « Vous étiez dans l’état connu sous le nom d’achronie, » répondit Ken Kenyek. « Vous avez cessé d’un seul coup de vous déplacer à vitesse photique en atteignant la Barrière puisque votre vaisseau n’était pas équipé d’un tempostabilisateur. À ce moment, et pour une durée de quelques minutes ou de quelques heures, vous étiez soit inconscient, soit en état d’aliénation mentale. »

— « Nous ne nous étions pas heurtés à ce problème lors de nos brefs essais de propulsion photique. »

— « Plus le voyage est long, plus forte est la Barrière. »

— « C’était un exploit valeureux, » dit Abundibot de sa petite voix grinçante et dans le style fleuri qui lui était habituel, « que ce voyage de cent vingt-cinq années-lumière dans un vaisseau lancé à travers l’espace sans presque avoir été mis à l’épreuve ! »

Ramarren accepta le compliment sans corriger l’erreur numérique.

— « Venez, mes Seigneurs, faisons visiter à notre hôte la Cité de la Terre. » En même temps qu’Abundibot prononçait ces paroles, Ramarren sentit passer un échange paraverbal entre Ken Kenyek et Abundibot absorbé par le souci de ne pas relâcher sa propre défense pour capter un message télépathique ou même pour recevoir un minimum d’impressions empathiques.

— « Naturellement, » dit Ken Kenyek, « le vaisseau dans lequel vous regagnerez Werel sera équipé d’un tempostabilisateur, et vous n’éprouverez aucun trouble lors de votre rentrée dans l’espace planétaire. »

Ramarren s’était levé – gauchement, car si Falk était accoutumé aux chaises ce n’était pas le cas pour Ramarren, et il lui semblait fort inconfortable d’être ainsi perché au-dessus du sol – et, cloué sur place, il demanda au bout d’un moment : « Le vaisseau dans lequel nous regagnerons ?… »

Orry leva les yeux, des yeux embrumés où perçait l’espérance. Kradgy bâilla en découvrant de fortes dents jaunes… Abundibot parla : « Lorsque vous aurez satisfait votre curiosité sur la Terre, vu et appris tout ce que vous désirez, nous mettrons à votre disposition un vaisseau photique pour regagner Werel – vous, Seigneur Agad, et Har Orry. Nous-mêmes ne voyageons guère. Il n’y a plus de guerres et nous n’éprouvons nul besoin de commercer avec d’autres mondes, nul désir non plus d’acculer une fois de plus cette pauvre Terre à la faillite pour le seul plaisir de satisfaire notre curiosité en dépensant des fortunes pour des vaisseaux photiques. Nous autres, habitants de la Terre, sommes d’une très, très vieille race ; nous restons chez nous à cultiver notre jardin plutôt que de nous mêler des affaires d’autrui et d’entreprendre de lointaines explorations. Le Nouvel Autreterre vous attend à notre spatioport, et Werel attend votre retour. Il est bien dommage que votre civilisation n’ait pas redécouvert le principe de l’ansible, car, sinon, nous pourrions communiquer avec votre planète. Et même si les Weréliens ont maintenant le transmetteur instantané, ce qui peut très bien être le cas, nous ne pouvons leur envoyer de signal faute de connaître leurs coordonnées. »

— « Effectivement, » dit Ramarren poliment.

Il y eut une pause, brève et tendue.

— « Excusez-moi, » ajouta-t-il, « mais je ne crois pas vous comprendre. »

— « L’ansible…»

— « J’en comprends l’usage sans en connaître le fonctionnement. Lorsque j’ai quitté Werel, nous n’avions pas encore, comme vous le dites pertinemment, Monsieur, redécouvert les principes de la transmission instantanée. Mais je ne comprends pas ce qui vous empêche de tenter de lancer un signal à Werel. »

Terrain dangereux. Ramarren devait maintenant faire preuve d’une extrême vigilance, jouer et manœuvrer de façon à n’être pas joué et manœuvré ; et il sentait ses trois adversaires tendus, électrisés, derrière leurs masques rigides.