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— « Prech Ramarren, » dit Abundibot, « Har Orry était trop jeune pour connaître avec précision la distance qui sépare nos deux soleils, et, de ce fait, nous n’avons pas l’honneur de savoir où est exactement située Werel, bien que nous puissions nous en faire une idée. Comme il avait à peine commencé à apprendre le galactique, Har Orry ne pouvait nous dire quel est en cette langue le nom du soleil de Werel, ce qui, naturellement, nous renseignerait puisque nous partageons avec vous la connaissance de ce langage, notre héritage commun des temps anciens de la Ligue. C’est pourquoi nous avons dû attendre que vous soyez en état de nous assister avant de pouvoir tenter de prendre contact avec Werel par ansible, ou de préparer les coordonnées du vaisseau que nous mettons à votre disposition. »

— « Vous ne connaissez pas le nom de l’étoile dont Werel est un satellite ? »

— « Tel est le cas, malheureusement. Si vous vouliez bien nous dire…»

— « Je ne puis vous le dire. »

Les Shing étaient inaccessibles à la surprise ; ils étaient trop absorbés par leurs propres soucis, trop égocentriques. Abundibot et Ken Kenyek restèrent parfaitement impassibles. Kradgy dit de sa voix basse, distincte, étrange, sinistre : « Vous voulez dire que vous aussi l’ignorez ? »

— « Je ne puis vous dire le véritable nom de notre soleil, » dit Ramarren en toute sérénité.

Cette fois, il put capter, rapide et bref, ce message paraverbal de Ken Kenyek à Abundibot : Je vous l’avais dit.

— « Veuillez excuser, prech Ramarren, l’ignorance qui m’a conduit à vous interroger sur un sujet tabou. Me le pardonnez-vous ? Nous ne connaissons pas vos coutumes, et, bien que cette ignorance soit une piètre excuse, c’est la seule que je puisse invoquer. » Abundibot poursuivait son grinçant discours lorsque le jeune Orry l’interrompit tout à coup, enfin réveillé par une peur panique.

— « Prech Ramarren, vous… vous allez pouvoir régler les coordonnées du vaisseau ? Vous vous rappelez ce que… ce que vous saviez en tant que navigateur ? »

Ramarren se tourna vers lui et lui demanda calmement : « Tu veux rentrer chez nous, vesprechna ? »

— « Oui ! »

— « Dans vingt ou trente jours, s’il plaît aux Seigneurs qui nous font cette offre magnanime, nous repartirons pour Werel dans leur vaisseau. Je regrette, » poursuivit-il en se tournant vers les Shing, « que mes lèvres et mon esprit ne puissent répondre à votre question. Mon silence récompense bien mal votre généreuse franchise. » S’ils avaient employé le langage télépathique, pensait-il, leur échange eût été notablement moins courtois car, à la différence des Shing, il était incapable de mentir en esprit, il était donc probable qu’il n’aurait pu énoncer un seul mot de tout son beau discours.

— « Peu importe, Seigneur Agad ! Ce qui compte, c’est que vous puissiez rentrer chez vous sain et sauf, non pas que vous puissiez répondre à nos questions. Si vous êtes en mesure de programmer le vaisseau – et toutes nos archives, tous nos ordinateurs sont, pour ce faire, à votre disposition – alors il sera permis de dire que vous avez répondu à notre question. » Effectivement ; car s’ils voulaient savoir où était Werel, ils n’auraient qu’à examiner le trajet à effectuer selon les données du programme de l’ordinateur. Après quoi, s’ils n’avaient toujours pas confiance en lui, ils pourraient une fois de plus tout effacer de son esprit, quitte à raconter à Orry que la restauration de sa mémoire avait eu finalement pour effet de faire sombrer sa raison. Ils expédieraient alors Orry vers Werel, et il se chargerait de délivrer leur message. Et Ramarren sentait bien qu’ils se méfiaient de lui parce qu’ils le savaient capable de dépister leurs mensonges télépathiques. Il était donc pris au piège et ne voyait pour lors aucun moyen d’en sortir.

Ils traversèrent tous ensemble des salles nébuleuses, descendirent par des rampes et des ascenseurs, et sortirent du palais pour se trouver dehors en plein soleil. L’élément Falk était maintenant presque entièrement refoulé dans la double personnalité du Werélien, et c’est en toute liberté que Ramarren se déplaçait, pensait, parlait en tant que tel. Il percevait l’extrême et constante tension mentale avec laquelle les Shing, notamment Ken Kenyek, étaient à l’affût de la moindre faille par laquelle ils pourraient pénétrer dans son esprit, du moindre faux pas qu’il pourrait faire. La pression qu’il en éprouvait le faisait redoubler de vigilance. Ce fut donc Ramarren qui, tel un nouveau débarqué, leva les yeux vers le ciel, en cette fin de matinée, et vit le soleil jaune de la Terre.

Il resta figé, envahi d’une joie soudaine. Car c’était une sensation propre à lui faire oublier un moment le passé et l’avenir ; oui, c’était quelque chose que d’avoir vu dans sa vie la lumière de deux soleils. L’or rouge du soleil de Werel, l’or jaune du soleil de la Terre : il pouvait en quelque sorte les tenir côte à côte comme on tient deux joyaux, pour comparer leur beauté, l’éclat de chacun d’eux s’en trouvant rehaussé.

Orry était à ses côtés ; et Ramarren murmura tout haut le salut qu’on apprend aux petits Kelshak, dès le berceau, à adresser au soleil lorsqu’on le voit surgir à l’aurore ou après les tempêtes de l’interminable hiver : « Sois le bienvenu, étoile de la vie, centre de l’année…» Orry reconnut la formule et la termina avec Ramarren, d’une seule voix. C’était la première fois qu’il s’établissait entre eux une harmonie, et Ramarren en était heureux car il aurait besoin d’Orry avant que la partie ne fût terminée.

Les Shing firent venir un aérocar, et l’on visita la cité. Ramarren posait les questions qu’on attendait de lui, et les Shing y répondaient à leur convenance. Abundibot fit un exposé minutieux sur la façon dont Es Toch, avec ses tours, ses ponts, ses rues et ses palais, avait été bâtie en une seule nuit, mille ans plus tôt, sur une île fluviale située aux antipodes, et comment, de siècle en siècle, les Seigneurs de la Terre, au gré de leur fantaisie, mobilisaient leur prodigieuse machinerie pour transporter toute la ville à un nouveau site comme par enchantement. C’était un joli conte ; Orry était trop abruti par la drogue et la suggestion pour refuser créance à quoi que ce fût, et, quant à Ramarren, peu importait qu’il fût crédule ou sceptique. Il était évident qu’Abundibot mentait pour le plaisir. Peut-être était-ce le seul plaisir qu’il connût. Le Shing fit aussi une description fouillée de la manière dont la Terre était gouvernée ; la plupart des Shing, dit-il, passaient leur existence parmi les hommes du commun, déguisés en simples « indigènes » mais œuvrant pour le maître plan élaboré à Es Toch ; leurs administrés étaient pour la plupart libres de soucis et satisfaits de leur sort, car ils savaient que les Shing étaient là pour maintenir la paix et porter tous les fardeaux ; les arts et le savoir étaient encouragés sous la bienveillante tutelle des Shing, attentive aussi à réprimer les éléments rebelles et destructeurs. Tout était humble sur la Terre, ses habitants, ses maisons de campagne, ses tribus paisibles, ses bourgades ; ni guerres, ni meurtres, ni surpopulation ; les grandes ambitions et réalisations d’antan étaient oubliées ; les Terriens étaient presque des enfants, guidés par la main ferme et bienfaisante des Shing, protégés par la force technologique invulnérable de cette caste supérieure…

Et ainsi de suite. Toujours la même histoire, avec les mêmes variations apaisantes et rassurantes. Orry, pauvre épave, avalait tout cela, et comment s’en étonner ? Ramarren s’y serait presque entièrement laissé prendre s’il n’avait pas bénéficie des souvenirs que Falk avait gardés de la Forêt et de la Plaine, souvenirs qui montraient la fausseté, totale bien qu’assez subtile, de toutes ces belles fables. Falk n’avait pas vécu sur la Terre parmi des enfants, mais parmi des hommes, des hommes brutalisés, malheureux, exaltés.