Ramarren visita ce jour-là toute la ville d’Es Toch. Pour lui qui avait vécu dans les vieilles rues de Wegest et les grandes maisons d’hiver de Kaspool, c’était une ville truquée, insipide et artificielle, que seul son site fantastique rendait impressionnante. Puis ce furent des excursions d’une journée, par aérocar ou engin planétaire, pour montrer toute la planète à Ramarren et à Orry sous la conduite d’Abundibot ou de Ken Kenyek. Tout y passa : chacun des continents, et même la lune désolée, depuis longtemps abandonnée. Les jours coulaient et les Shing continuaient à jouer la même comédie au profit d’Orry, tout en courtisant Ramarren dans l’espoir de lui arracher ce qu’ils voulaient savoir. Bien qu’il fût à chaque instant observé, directement ou électroniquement, visuellement et télépathiquement, il ne se sentait aucunement bridé ; manifestement, les Shing avaient l’impression qu’ils n’avaient plus rien à craindre de lui.
Allaient-ils lui permettre de retourner sur Werel avec Orry ? Peut-être le jugeaient-ils assez inoffensif, dans son ignorance, pour recevoir l’autorisation de quitter la Terre sans qu’on eût touché à son esprit réajusté. Mais ils y mettraient ce prix : Ramarren devrait leur livrer le renseignement dont ils avaient besoin, leur dire où Werel était située. Il ne l’avait pas fait jusque-là, et ils n’avaient pas insisté.
Après tout, serait-ce un si grand mal si les Shing connaissaient la position de Werel ?
Mais attention ! Peut-être n’avaient-ils pas l’intention d’attaquer cet ennemi virtuel dans l’immédiat, mais ils avaient très bien pu former le projet de lancer aux trousses du Nouvel Autreterre un informateur robot qui, ayant un transmetteur ansible à son bord, serait chargé de leur annoncer instantanément tous préparatifs de vol interstellaire sur Werel. L’ansible leur donnerait sur les Weréliens une avance de cent quarante ans, et ils pourraient tuer dans l’œuf toute tentative d’expédition vers la Terre. Le seul avantage tactique que Werel possédât sur les Shing était l’ignorance où ils se trouvaient de la position de cette planète, qu’ils pourraient mettre des siècles à localiser. Si Ramarren pouvait monnayer son évasion, c’était au prix d’un péril certain pour le monde envers lequel il se sentait responsable.
Il cherchait donc à gagner du temps, essayant d’imaginer un moyen de sortir de ce dilemme tandis qu’il survolait en tous sens, avec Orry et l’un des Shing, la Terre, ce bel et immense jardin tombé en friche. De toute son intelligence puissamment exercée, il cherchait par quel biais il pourrait retourner la situation de manière à dominer à son tour ceux dont il subissait la domination : c’est à cette équation que sa mentalité kelshak réduisait le problème. À bien prendre les choses, toute situation, même chaotique ou apparemment désespérée, devait se clarifier et mener d’elle-même à sa seule issue convenable ; car, au bout du compte, ce n’est pas l’harmonie qui fait défaut mais la compréhension, et il n’y a qu’ignorance là où l’on est tenté de voir chance ou malchance. Tel était le sentiment de Ramarren tandis que son double, Falk, s’abstenait et de prendre position sur la question et de perdre du temps à se faire à cet égard une opinion personnelle. Car Falk avait vu, quant à lui, les perles ternes ou brillantes glisser sur les fils du chresmodrome, il avait vécu avec des hommes sur leur territoire en ruine, avait partagé l’exil de rois sur leur propre domaine, la Terre, et il avait le sentiment que nul ne pouvait faire ou défaire le destin et que la chance n’était qu’un joyau éclatant à saisir au passage tandis qu’elle glissait sur le fil du temps. L’harmonie existe, mais échappe à toute compréhension ; nul ne peut suivre la Voie. Ainsi, tandis que Ramarren se mettait l’esprit à la torture, Falk se tenait coi et attendait son heure. Et, lorsque vint la chance, il la saisit.
Ou plutôt il fut, en l’occurrence, saisi par la chance.
La situation n’avait rien d’exceptionnel. Les Weréliens étaient avec Ken Kenyek dans un rapide petit aérocar à pilotage automatique, un de ces engins astucieux, séduisants, grâce auxquels les Shing pouvaient si efficacement tenir le monde sous leur coupe et en assurer la police. Ils s’en retournaient vers Es Toch au bout d’une longue journée consacrée à survoler les îles de l’Océan Occidental, avec une escale de quelques heures sur l’une d’entre elles. Les indigènes qui l’habitaient étaient beaux, contents de leur sort, entièrement absorbés par la navigation, la natation et la sexualité. La mer d’azur était pour eux comme un milieu amniotique, et l’on n’eût pu montrer rien de mieux aux Weréliens en fait de paradis pour spécimens arriérés d’humanité. Rien à craindre et aucun souci.
Orry somnolait, un tube de pariitha entre les doigts. Ken Kenyek avait mis l’engin en pilotage automatique. Tout en évitant de s’approcher de moins d’un mètre de Ramarren, ce qui paraissait être pour les Shing une règle absolue, il regardait avec lui, par la verrière de l’aérocar, le vaste cercle de ciel et de mer azurés qui les entourait. Ramarren était las, et il s’accordait une brève relaxation, une trêve bienvenue, là-haut dans une bulle de verre au centre d’une vaste sphère d’or et de saphir.
— « C’est une bien belle planète, » dit le Shing.
— « En effet. »
— « Le joyau de l’univers… Werel est-elle aussi belle ? »
— « Non. C’est un monde plus âpre. »
— « Oui, c’est un effet de vos longues années. Chacune d’elles ne vaut-elle pas soixante années terrestres ? »
— « Oui. »
— « Vous êtes né en automne, avez-vous dit. C’est dire que vous n’aviez jamais vu votre monde en été lorsque vous l’avez quitté. »
— « Si, une fois, lorsque je suis allé sur l’hémisphère Sud par voie aérienne. Mais, là-bas, les étés sont plus frais et les hivers plus doux qu’en Kelshie. Je n’ai jamais vu le grand été boréal. »
— « Vous pouvez encore le voir. Si vous repartez d’ici dans quelques mois, en quelle saison se trouveront alors les Weréliens du Nord ? »
Ramarren fit un bref calcul et répondit : « En fin d’été ; oui, je dirai que l’été en sera approximativement à sa vingtième phase lunaire. »
— « J’aurais dit en automne – combien de temps prend le voyage ? »
— « Cent quarante-deux années terriennes, » dit Ramarren, et, comme il prononçait ces mots, une légère bouffée de panique souffla en son être intime et se dissipa. Il sentit l’esprit du Shing s’insinuer dans son propre esprit ; au cours de la conversation, Ken Kenyek, ayant projeté en lui ses antennes mentales et constaté le relâchement de ses défenses, s’était rendu maître de la place par une mise en phase intégrale avec son esprit. Rien à dire. Le Shing ne devait ce succès qu’à une patience et une maîtrise télépathique proprement incroyables. Ramarren avait redouté pareille éventualité, mais, maintenant qu’elle s’était produite, tout était en ordre.
Ken Kenyek lui parlait à présent en esprit, et il y avait loin du murmure grinçant de son parler oral à ce langage télépathique clair et aisé : « Très bien, très bien, c’est parfait. C’est bien agréable, n’est-ce-pas, d’être enfin, vous et moi, sur la même longueur d’onde ? »
— « Très agréable, » reconnut Ramarren.
— « Assurément. Nous pouvons maintenant rester ainsi accordés, et ce sera la fin de tous nos soucis. Voyons donc – cent quarante-deux années-lumière… cela signifie que votre soleil ne peut être que celui de la constellation du Dragon. Comment l’appelle-t-on en galactique ? Mais non, c’est vrai, vous ne pouvez le dire ni en parole ni en esprit. Eltanin – c’est bien là, n’est-il pas vrai, le nom de votre soleil ? »