Ramarren resta absolument sans réaction.
— « Eltanin, l’Œil Dragon, oui, c’est bien ça. Parfait. Les autres astres auxquels il était permis de penser sont notablement plus proches. Voilà qui va nous faire gagner un temps précieux. Nous songions presque à…»
Le flot paraverbal rapide, moqueur, apaisant fut coupé brusquement et Ken Kenyek eut un sursaut convulsif, partagé au même instant par Ramarren. Le Shing se tourna d’un mouvement saccadé vers les commandes de l’aérocar, puis s’en détourna. Il se pencha bizarrement, se pencha exagérément, comme une marionnette dont on manierait les fils sans aucune précaution, puis se laissa glisser en tas sur le plancher du véhicule et y resta étalé, son beau visage blanc et rigide tourné vers le plafond.
Orry, secoué de sa somnolence euphorique, écarquillait les yeux. « Qu’y a-t-il ? Qu’est-il arrivé ? »
Pas de réponse, Ramarren, debout, avait la même rigidité que le Shing étendu à terre, et ses yeux étaient rivés sur ceux de son ennemi, qui le fixait avec le même regard aveugle. Lorsque Ramarren sortit enfin de son immobilité, il parla en un langage qu’Orry ne connaissait pas. Puis il s’exprima en un galactique laborieux.
— « Mets le vaisseau en vol stationnaire, » dit-il.
Le garçon en était bouche bée. « Qu’est-il arrivé au Seigneur Ken Kenyek, prech Ramarren ? »
— « Lève-toi ! Mets l’engin en vol stationnaire ! »
Il parlait maintenant galactique non pas avec son accent werélien mais sous la forme corrompue propre aux indigènes de la Terre. Cependant, si son langage était défectueux, il était par ailleurs vigoureux, pressant, impérieux. Orry lui obéit. La petite bulle de verre flotta, immobile, au-dessus du centre de la cuvette océanique, à l’est du soleil.
— « Prechna, est-ce que…»
— « Tais-toi ! »
Silence. Ken Kenyek gisait sans mouvement. Lentement et progressivement, Ramarren laissa se relâcher l’extrême tension qui l’habitait visiblement.
Que s’était-il passé sur le plan psychique entre lui et Ken Kenyek ? C’était une histoire de voleur volé, pris à son propre piège. En surprenant Ramarren, le Shing croyait ne capturer qu’un seul homme, et il avait été surpris à son tour par un second homme, Falk, dont l’esprit était en embuscade. Et Falk n’avait pu s’imposer que pendant l’espace d’une seconde et par surprise, mais ce court instant avait suffi à Ramarren pour se déphaser du Shing. Aussitôt libéré et pendant que l’esprit de Ken Kenyek était encore en phase avec le sien, donc vulnérable, Ramarren s’était rendu maître de la situation. Il lui fallut toute sa force et son habileté mentales, pour maintenir l’esprit de Ken Kenyek soumis au sien, aussi impuissant et consentant qu’il l’avait été lui-même un moment auparavant. Mais il gardait l’avantage car il pouvait encore jouer de ses deux moi : tandis que Ramarren maintenait le Shing dans l’impuissance, Falk était libre de penser et d’agir.
Agir ! C’était le moment ou jamais.
Falk demanda à voix haute : « où y a-t-il un vaisseau photique prêt à partir ? »
Ken Kenyek répondit de sa voix basse, et il était curieux de penser que pour une fois le Shing ne mentait pas – on pouvait en être absolument certain. « Dans le désert, au nord d’Es Toch. »
— « Gardé ? »
— « Oui. »
— « Par des hommes ou par des robots ? »
— « Par des robots. »
— « Vous allez nous y conduire. »
— « Je vais vous y conduire. »
— « Dirige-nous où il te dira, Orry. »
— « Je ne comprends pas, prech Ramarren ; allons-nous…»
— « Nous allons quitter la Terre. Maintenant. Prends les commandes. »
— « Prends les commandes, » répéta Ken Kenyek avec douceur.
Orry obéit. Il pilota l’aérocar suivant les instructions du Shing. L’appareil fila vers l’est à toute allure, et pourtant paraissait encore suspendu au-dessus du centre de la sphère océanique, vers le bord de laquelle le soleil, derrière eux, plongeait visiblement. Surgirent alors les Iles Occidentales ; elles semblèrent franchir l’étincelant pourtour ridé de la mer pour venir flotter vers les voyageurs ; puis, derrière elles, ce furent les pics escarpés et enneigés de la chaîne côtière qui apparurent, se rapprochèrent et passèrent sous l’aérocar. L’appareil survola ensuite un désert brun foncé rompu par d’arides formations striées qui projetaient vers l’est leurs ombres étirées. Suivant toujours les instructions murmurées par Ken Kenyek, Orry ralentit le vaisseau, décrivit un cercle autour d’un de ces chaînons, régla les commandes de façon à livrer l’engin au système d’atterrissage automatique commandé par un radiophare, et les hautes montagnes sans vie s’élevèrent, dressèrent leurs murailles alentour tandis que l’appareil se posait sur une plaine terne et sans couleur.
Pas de spatioport ou d’aéroport en vue, pas de routes, pas de bâtiments, mais certaines formes vagues, immenses, tremblotantes comme un mirage sur le sable et l’armoise au pied des montagnes aux sombres versants. Falk écarquilla les yeux, incapable de distinguer ces formes, et ce fut Orry qui annonça, avec un hoquet de surprise : « Les vaisseaux interstellaires ! »
C’étaient bien les vaisseaux cosmiques des Shing, c’était leur flotte ou une partie de cette flotte, camouflée par des filets antiphotoniques. Falk n’avait vu d’abord que les plus petits ; il y en avait d’autres, qu’il avait pris pour des collines…
L’aérocar s’était posé en douceur à côté d’une petite cabane délabrée, sans toit, aux planches décolorées et fendillées par le vent du désert.
— « Qu’est-ce que c’est que cette cabane ? »
— « Un de ses côtés recèle l’entrée des souterrains. »
— « Est-ce qu’on y trouve des ordinateurs au sol ? »
— « Oui. »
— « Y a-t-il de petits vaisseaux prêts à partir ? »
— « Ils sont tous prêts à partir. Ce sont pour la plupart des engins de défense servis par des robots. »
— « Y en a-t-il un à commandes manuelles ? »
— « Oui. Celui qui est destiné à Har Orry. »
Ramarren ne relâcha pas sa prise télépathique sur l’esprit du Shing tandis que Falk lui ordonnait de les conduire au vaisseau et de lui montrer les ordinateurs de bord. Ken Kenyek lui obéit aussitôt. Falk-Ramarren n’y comptait pas absolument ; une emprise mentale de cette nature a ses limites, exactement comme une vulgaire suggestion hypnotique. L’instinct de conservation résiste souvent, même à la prise la plus forte ; il peut, si l’on y touche, provoquer un déphasage immédiat. Mais apparemment Ken Kenyek n’était aucunement poussé à une résistance instinctive par la trahison qu’il était contraint de commettre ; il conduisit les Weréliens au vaisseau stellaire, répondit en petit garçon obéissant à toutes les questions de Falk-Ramarren, les ramena à la cabane décrépite, commanda par signaux matériels et mentaux l’ouverture de la trappe affleurant le sol de sable près de la porte. Un tunnel ; les trois hommes y pénétrèrent. À chacune des portes, chacune des barrières protectrices, chacun des boucliers qu’ils rencontraient dans ces galeries, Ken Kenyek émettait le signal ou la réponse convenable, tant et si bien qu’ils arrivèrent enfin aux profonds souterrains qui, à l’épreuve de toute attaque, catastrophe ou tentative de vol, abritaient les guides de pilotage automatique et les ordinateurs pour vols interstellaires.