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Plus d’une heure s’était écoulée depuis le moment où tout avait commencé dans l’aérocar. Ken Kenyek était planté là, inoffensif, docile, consentant – par moments, il rappelait à Falk la pauvre Estrel. – Inoffensif ? Oui, mais à condition que Ramarren maintînt sur son cerveau son emprise intégrale. Qu’il la relâche le moindrement, et Ken Kenyek enverrait à Es Toch un appel télépathique s’il en avait le pouvoir, ou bien déclencherait un signal d’alarme, et les autres Shing seraient là en quelques minutes avec leurs hommes-outils. Pourtant, Ramarren dut relâcher son emprise parce qu’il avait besoin de son esprit pour penser. Falk était incapable de programmer un ordinateur pour un vol photique jusqu’à Werel, satellite de l’étoile Eltanin. Seul Ramarren en était capable.

Mais, de son côté, Falk n’était pas sans ressources. « Donne-moi ton arme, » dit-il.

Aussitôt Ken Kenyek lui remit une sorte de pistolet dissimulé sous les robes dont il était affublé. À cette vue, Orry ouvrit des yeux horrifiés. Falk ne fit rien pour adoucir le choc ; mieux, il remua le fer dans la plaie. « Le respect de la vie ? » questionna-t-il d’un ton froid en examinant l’arme. En fait, comme il s’y attendait, ce n’était pas un pistolet ou un laser mais une arme paralysante à faible puissance. Il la braqua sur Ken Kenyek, pitoyable loque humaine sans la moindre velléité de résistance, et tira. Orry poussa alors un cri perçant et se jeta en avant, et Falk tira sur lui. Puis, les mains tremblantes, il tourna le dos aux deux corps inconscients étalés par terre. À Ramarren d’agir, Falk avait pour le moment suffisamment payé de sa personne.

Ramarren n’avait pas de temps à perdre en scrupules ou en inquiétudes. Il alla droit aux ordinateurs et se mit au travail. Son examen des commandes de bord lui avait déjà révélé que les mathématiques servant de base à des opérations relatives au vaisseau n’étaient pas les mathématiques cétiennes qui lui étaient familières, celles qu’utilisaient encore les Terriens et d’où étaient issues celles de Werel par l’intermédiaire de ses anciens colons. Certaines des opérations qui servaient aux Shing à programmer leurs ordinateurs étaient totalement étrangères aux méthodes mathématiques cétiennes, à la logique cétienne ; et c’était pour Ramarren la preuve la plus flagrante que les Shing étaient des extra-terrestres et qu’ils étaient même étrangers à tous les anciens mondes de la Ligue, que c’étaient des conquérants venus de très loin dans l’univers. Il n’avait jamais été parfaitement sûr de la véracité des annales et des légendes terriennes à cet égard, mais elles lui paraissaient maintenant irrécusables. Après tout, Ramarren était essentiellement mathématicien.

Heureusement. Sinon certaines opérations à effectuer l’auraient arrêté net dans son effort pour calculer les coordonnées du vol pour Werel sur les ordinateurs des Shing. Il lui fallut en tout cas cinq heures pour en venir à bout. Et pendant tout ce temps il devait, littéralement, surveiller Ken Kenyek et Orry avec la moitié de son cerveau. Il était plus simple de maintenir Orry inconscient que de lui expliquer tout et de s’en faire obéir ; il était absolument vital que Ken Kenyek restât, quant à lui, complètement inconscient. Falk disposait heureusement pour cela d’une petite arme très efficace, et une fois qu’il eut découvert comment la régler, rien ne lui interdisait d’y recourir une seconde fois. Après quoi, il fut, si l’on peut dire, libre de coexister tandis que Ramarren bûchait ferme.

Falk ne regardait pas Ramarren travailler : il était aux écoutes et n’oubliait pas un instant les deux êtres immobiles, inanimés, étalés près de lui. Et il pensait ; il pensait à Estrel, se demandant ce qu’elle était devenue. L’avait-on rééduquée, décervelée, tuée ? Non, les Shing ne tuaient pas. Ils avaient peur de tuer et peur de mourir, et ils appelaient cette peur respect de la vie. Les Shing, l’Ennemi, les Menteurs… Mentaient-ils à proprement parler ? Ce n’était peut-être pas tout à fait ça. Plutôt que de mensonges, ne s’agissait-il pas essentiellement d’un manque de compréhension ? Ils ne pouvaient entrer en symbiose avec les hommes. Alors ils avaient eu recours au mensonge télépathique, avaient exploité ses possibilités, en avaient fait une arme puissante : mais n’en étaient-ils pas pour leurs frais ? Douze siècles de mensonge depuis qu’ils étaient arrivés sur la Terre, ces exilés, pirates ou bâtisseurs d’empires, résolus à asservir des races dont le psychisme était pour eux si déroutant et la chair à jamais stérile. Ils étaient seuls, coupés de tout, et c’étaient des sourds-muets qui régnaient sur des sourds-muets dans un monde d’illusions. Ô désolation…

Ramarren en avait terminé. Ayant travaillé cinq heures d’arrache-pied et laissé l’ordinateur faire son propre travail en huit secondes, il avait en main la petite fiche d’iridium qui allait servir à programmer le trajet du vaisseau.

Il se tourna vers Orry et Ken Kenyek et les fixa d’un regard embrumé. Qu’en faire ? Les emmener, sans aucune hésitation. Efface des ordinateurs les opérations effectuées, dit une voix à l’intérieur de son esprit, une voix familière, sa propre voix – celle de Falk. Ramarren était tellement épuisé que la tête lui tournait, mais il comprit lentement le bien-fondé de cette requête, et il s’exécuta. Que faire ensuite ? Ramarren n’avait plus la force de penser, alors, pour la première fois, il s’abandonna, renonça à tout effort pour dominer, se laissa fondre… en lui-même.

Falk-Ramarren se mit aussitôt à l’ouvrage. Traînant péniblement Ken Kenyek, il sortit des souterrains, franchit un coin de sable à la lueur des étoiles et gagna le vaisseau qui tremblotait, à moitié invisible, avec des reflets d’opale dans la nuit du désert. Il chargea le corps inerte sur une couchette spatiale, lui administra une petite décharge supplémentaire, puis alla retrouver Orry.

Orry commençait à reprendre vie, et il eut juste la force de se hisser dans le vaisseau. « Prech Ramarren, » dit-il d’une voix rauque en s’agrippant au bras de Falk-Ramarren, « où allons-nous ? »

— « À Werel. »

— « Lui aussi – Ken Kenyek ? »

— « Oui. Il pourra donner sur la Terre son point de vue, toi le tien, et moi le mien… Il y a toujours plus d’une voie vers la vérité. Attache-toi. Parfait ! »

Falk-Ramarren glissa la petite fiche d’iridium dans le contrôleur de vol. Elle fut acceptée et mit le vaisseau en marche en moins de trois minutes. Après avoir jeté un dernier coup d’œil au désert et aux étoiles, il ferma les hublots et, tremblant de fatigue et de tension nerveuse, regagna précipitamment la cabine pour s’y sangler à côté d’Orry et du Shing.

Le départ fut assuré par un mécanisme à fusion ; il fallait attendre la sortie de l’espace terrestre pour l’entrée en action de la propulsion photique. Le vaisseau décolla très doucement et sortit de l’atmosphère en quelques secondes. Les écrans visuels s’ouvrirent automatiquement et Falk-Ramarren vit la Terre s’éloigner, vaste courbe d’un bleu sombre avec un bord étincelant. Puis il plongea dans le feu continu du soleil.

Ramarren vit sur l’écran l’aube poindre sur l’Océan Oriental, et ce fut pendant un moment comme un croissant doré sur le poudroiement des étoiles, comme un joyau sur un immense chresmodrome. Puis tout se fracassa, la Barrière fut franchie, le petit vaisseau se libéra brusquement du temps et emporta les trois hommes dans la nuit.

FIN