— « Dans un an et un jour tu reviendras sur un coursier argenté pour m’emmener en ton royaume dont je serai la reine. Non, je ne t’attendrai pas, Falk. Pourquoi faudrait-il que j’attende un homme qui trouvera la mort dans la Forêt, ou bien sera tué par des nomades dans la Prairie, ou décervelé dans la Cité des Shing, ou en route pendant cent ans vers une étoile lointaine. Attendre quoi ? Ne crois pas que je prendrai un autre homme. Je n’en ferai rien. Je resterai ici chez mon père. Je teindrai des fils en noir pour m’en tisser des vêtements noirs que je porterai jusqu’à ma mort. Mais je n’attendrai personne, rien ni personne. Jamais ! »
— « Je n’avais pas le droit de te demander cela, » dit-il avec l’humilité que donne la souffrance.
— « Ô Falk, je ne te reproche rien ! » cria Parth.
Ils étaient assis sur la pente douce s’élevant au-dessus des Longs Prés. Chèvres et moutons broutaient dans l’enclos qui, sur quinze cents mètres, les séparait de la Forêt. Des poulains d’un an caracolaient autour des juments à poils rudes. Il soufflait un vent gris de novembre.
Leurs mains se touchaient. Parth sentit la bague d’or sur l’annulaire gauche de Falk. « Une bague, cela se donne, » dit-elle. « Il m’est arrivé de penser que tu as peut-être été marié. Et toi ? Songe donc, il se peut qu’elle t’attende…» Elle frissonna.
— « Qu’est-ce que ça peut faire ? » dit-il. « Que m’importe ce que j’ai pu être, ce que je fus jadis. Pourquoi partirais-je d’ici ? Tout ce que j’ai maintenant t’appartient, Parth, tout me vient de toi, tu m’as tout donné…»
— « Librement, » dit la jeune fille, en larmes. « Prends-le et va. Va ton chemin…» Ils restaient serrés l’un contre l’autre, et ils ne voulaient ni l’un ni l’autre rompre cette étreinte.
La maison était bien loin derrière les troncs noirs séculaires dont les branches dénudées s’entrelaçaient. Il faisait gris et la Forêt était silencieuse, mis à part le bourdonnement du vent dans les ramures, murmure vide de sens, non localisable, incessant. Metock marchait en tête, d’un long pas souple. Falk le suivait et le jeune Thurro fermait la marche. Tous trois étaient habillés légèrement et chaudement : chemise à cagoule et culotte d’une étoffe détissée appelée drap d’hiver qui rendait tout manteau inutile même par temps de neige. Chacun portait sur le dos un petit chargement – cadeaux, objets de troc, sac de couchage, aliments déshydratés et surconcentrés en quantité suffisante pour tenir un mois sous le blizzard. Œil de Daim n’avait jamais quitté la maison où elle était née, et elle éprouvait une immense terreur envers les dangers de la Forêt et les retards qu’on pouvait y subir. Chacun avait donc été muni par ses soins d’un pistolet-laser, et à Falk elle avait fourni une ou deux livres de nourriture en plus, des médicaments, une boussole, un second pistolet, des vêtements de rechange, un rouleau de corde ; avec un petit livre que Zove lui avait donné deux ans auparavant, cela lui faisait environ sept kilos à porter, tout ce qu’il possédait sur terre. Souple et infatigable, Metock avançait à grandes enjambées. Falk le suivait à une dizaine de mètres, précédant Thurro. Ils allaient d’un pas léger, et derrière eux les arbres immobiles semblaient converger pour cacher la maison.
Ils devaient arriver chez Ransifel le troisième jour. Au terme de leur deuxième étape, ils étaient déjà dans une région différente de celle qui entourait la maison de Zove. La Forêt était moins dense, le terrain inégal. Des clairières grises s’étendaient à flanc de coteau, dominant des torrents aux rives tout embroussaillées. Ils campèrent dans un de ces endroits à ciel ouvert, sur une pente orientée vers le sud car le vent du nord s’était mis à souffler plus fort, annonçant l’hiver. Thurro apportait des brassées de bois sec tandis que les deux autres disposaient les pierres du feu de camp en un coin préalablement débarrassé de son herbe grise. Pendant qu’ils étaient à l’œuvre, Metock dit :
— « Nous avons franchi cet après-midi une ligne de partage des eaux. Cette rivière coule vers l’ouest. Ses eaux finissent par se jeter dans le Fleuve Intérieur. »
Falk se redressa pour regarder vers l’ouest, mais de petites collines s’élevaient à peu de distance sous le ciel bas, et c’était là tout ce qui s’offrait à sa vue alors que ses yeux cherchaient de lointains horizons.
— « Metock, » dit-il « j’ai pensé à une chose : il est inutile que j’aille chez Ransifel. Autant prendre tout de suite la bonne voie. Il m’a semblé voir une piste allant vers l’ouest le long de la grande rivière que nous avons traversée cet après-midi. Je vais rebrousser chemin pour prendre cette piste. »
Metock jeta sur lui un rapide coup d’œil ; s’abstint de lui parler en esprit, mais il était aisé de lire sa pensée : songes-tu à t’échapper pour retourner à la maison ?
Falk, pour sa part, lui répondit paraverbalement : « Mais non, bon sang ! pas du tout ! »
— « Excuse-moi, » dit Metock tout haut, en homme austère à la conscience scrupuleuse. Il n’avait pas cherché à cacher qu’il était heureux du départ de Falk. Ce qui comptait avant tout pour lui, c’était la sécurité de sa maison ; en tout étranger, il voyait une menace, même en celui qu’il connaissait depuis cinq ans, qui était son compagnon de chasse et l’amant de sa sœur. Il ajouta : « Tu seras le bienvenu chez Ransifel. Pourquoi ne pas partir de là-bas ? »
— « Pourquoi ne pas partir d’ici ? »
— « Libre à toi. » Metock mit en place une dernière pierre et commença à empiler le bois. « Cette piste dont tu parles, je ne sais ni d’où elle vient ni où elle va. Demain, de bonne heure, nous devons traverser un vrai sentier : c’est ce qu’on appelle la vieille route de Hirand. Elle conduit à la maison de ce nom, qui est à une bonne distance vers l’ouest, au moins à une semaine à pied ; personne n’y est allé depuis soixante ou soixante-dix ans. Je ne sais pas pourquoi. Mais le sentier était bien marqué la dernière fois que j’y suis passé. Au contraire, ton autre piste peut très bien n’être qu’une foulée d’animal qui ne te mènera nulle part, si ce n’est, peut-être, à un marécage. »
— « Très bien. J’essaierai la route de Hirand. »
Il se fit une pause, puis Metock demanda : « Pourquoi veux-tu aller vers l’ouest ? »
— « Parce que Es Toch est à l’ouest. »
Ce nom qu’on évitait de prononcer avait quelque chose d’incongru en ces lieux, sous ce ciel. Thurro arrivait justement avec une brassée de bois, et il jeta autour de lui un regard inquiet. Metock n’en demanda pas davantage.
Ce bivouac sur la colline auprès du feu de camp, ce fut la dernière nuit de Falk auprès de ceux qui étaient pour lui comme des frères, comme les membres de son propre peuple. Le lendemain matin, les trois hommes étaient en route peu après le lever du soleil : bien avant midi, ils arrivèrent à une large trouée broussailleuse qui prenait à gauche sur le sentier menant à Ransifel. Deux grands pins lui faisaient comme une voûte d’entrée. Ils s’arrêtèrent sous leurs branches, sombre et silencieux abri.
— « Tu reviendras chez nous, n’est-ce pas, toi notre frère, » dit le jeune Thurro, qui, si absorbé qu’il fût par la perspective de son prochain mariage, éprouvait quelque angoisse à voir la route sombre et incertaine où Falk allait s’engager.
— « Donne-moi ta gourde, veux-tu, » dit simplement Metock, et, en échange, il donna à Falk sa propre gourde d’argent ciselé. Puis ils se séparèrent, Metock et Thurro pour aller vers le nord et Falk vers l’ouest.
Après avoir marché un moment, Falk s’arrêta pour regarder en arrière. Ses compagnons étaient hors de vue ; la piste de Ransifel était déjà cachée par les arbustes et la broussaille qui avaient envahi la route de Hirand. Il semblait qu’on l’utilisât parfois, mais rarement ; en tout cas, elle n’était pas entretenue, pas débroussaillée depuis de nombreuses années. Falk ne voyait autour de lui que la Forêt, inculte et sauvage. Il était seul à l’ombre de ces arbres poussant à l’infini. Le sol était amolli par les feuilles accumulées depuis mille ans ; les grands arbres, pins et sapins-ciguë, créaient une atmosphère sombre et silencieuse. Quelques flocons de neige fondue dansaient sur le vent, qui s’épuisait.