Falk desserra un peu la courroie de son sac et poursuivit sa route.
À la tombée de la nuit, il eut l’impression qu’il était parti de chez Zove depuis longtemps, bien longtemps, qu’il avait laissé sa demeure derrière lui à une distance incommensurable, qu’il avait toujours été seul.
Voyage monotone. Décor : grise lumière hivernale, sifflement du vent, collines et vallées tapissées d’arbres, vastes pentes plongeant vers des rivières embroussaillées, bas-fonds marécageux. En dépit de la végétation qui l’encombrait, la route de Hirand était facile à suivre, car elle était faite de longues lignes droites ou de courbes douces qui évitaient à la fois les hauteurs et les marais. En terrain accidenté, Falk s’aperçut qu’elle suivait le tracé de quelque grande chaussée ancienne, car elle faisait une brèche en plein milieu des collines, et deux mille ans n’avaient pas suffi à l’effacer. Mais les arbres poussaient sur elle, sur ses bords et tout autour d’elle : pins, sapins-ciguë, vastes fourrés de houx sur les pentes, et une interminable exposition sylvicole de hêtres, de chênes, d’hickorys, d’aunes, de frênes, d’ormes, tous dominés par les cimes des nobles châtaigniers, qui perdaient, alors seulement, leurs dernières feuilles jaune foncé et semaient sur le sentier leurs grosses bogues brunes.
Le soir Falk mettait à cuire l’écureuil, le lapin ou la poule sauvage dont il s’était emparé, la Forêt offrant à discrétion tout un choix de petit gibier à poil ou à plumes ; il ramassait des faînes et des noix, faisait griller des châtaignes sur les braises de son feu de camp. Mais la nuit lui faisait peur. Toujours il était poursuivi par deux mauvais rêves qui culminaient vers minuit. Dans l’un d’entre eux, il était pourchassé par une personne qu’il ne voyait jamais. L’autre était pire. Falk rêvait qu’il avait oublié d’emporter quelque chose, une chose importante, essentielle, sans laquelle il serait perdu. Et là-dessus il se réveillait invariablement et s’apercevait que ce songe était vrai : il était perdu ; ce qu’il avait oublié, c’était lui-même. Alors il alimentait son feu s’il ne pleuvait pas et se blottissait près des flammes, trop ensommeillé ou troublé par son rêve pour prendre le livre qu’il transportait, L’Ancien Canon, et chercher une consolation dans le passage disant que lorsque toutes les voies se sont perdues, alors la Voie est libre. C’est une pauvre chose qu’un homme tout à fait seul. Et Falk savait qu’il n’était même pas un homme mais tout au plus une moitié d’homme qui tentait de retrouver son intégrité en se mettant en route sans but précis pour traverser un continent sous l’œil indifférent des étoiles. Chaque journée ressemblait à la précédente mais était pour lui, après la nuit, un grand soulagement.
Il comptait encore les jours : onze jours depuis qu’il suivait la route de Hirand lorsqu’il arriva à son terme – et treize depuis son départ. Il y avait eu autrefois une clairière à cet endroit. Il trouva un passage pour traverser de grands fourrés de ronces et de jeunes bouleaux et vit se dresser au-dessus des ronciers, des plantes grimpantes et des chardons desséchés quatre tours noires délabrées qui n’étaient autre chose que les cheminées d’une maison abandonnée. Hirand n’était plus qu’un nom. La route aboutissait à une ruine.
Il s’attarda une heure ou deux parmi les décombres ; ce qui le retenait là, c’était un pâle reflet de présence humaine. Il déterra quelques fragments de machinerie rouillée, des morceaux de poterie brisée, matière qui survit même aux ossements humains, un bout d’étoffe pourrie qui tomba en poussière entre ses doigts. Enfin, se ressaisissant, il chercha une piste allant en direction de l’ouest. Il fit une étrange découverte : un carré de huit cents mètres de côté, recouvert d’une substance vitreuse formant une surface parfaitement plane et unie, violet foncé, sans faille. La terre avait empiété sur ses bords et il s’était formé une pellicule de feuilles et de brindilles sur sa surface, mais celle-ci était intacte, sans une éraflure. On eût dit que de l’améthyste fondue avait été répandue sur ce grand terrain plat. Quel avait été son usage ? Cela avait-il été une base de lancement pour quelque véhicule défiant l’imagination, un miroir pour envoyer des signaux aux autres mondes, la base d’un champ de force ? Dans tous les cas, il avait été fatal à Hirand. C’était un ouvrage trop important pour que les Shing permissent aux hommes d’en faire usage.
Falk le laissa derrière lui et repénétra dans la Forêt ; il n’avait plus de sentier à suivre.
Les bois étaient sans broussailles, avec de majestueux arbres à feuilles caduques formant de larges nefs. Il marcha d’un bon pas ce jour-là et le lendemain matin. Le relief redevenait accidenté, avec des crêtes toutes orientées nord-sud lui barrant la route ; vers midi, se dirigeant vers ce qui, du haut d’une crête, lui avait paru être la dent plus basse de la suivante, il s’empêtra dans une vallée marécageuse aux nombreux cours d’eau. Il fallait trouver des gués, patauger dans des prés détrempés, le tout sous une violente pluie froide. Lorsqu’il parvint enfin à sortir de cette vallée lugubre, le temps commença à s’éclaircir et, quand il atteignit la crête, le soleil surgit devant lui sous les nuages et diffusa parmi les branches dénudées les rayons d’une gloire hivernale qui illumina d’un or luisant les ramures, les troncs et le sol de la Forêt. Cela lui remonta le moral ; il allait d’un pas ferme, avec l’intention de marcher jusqu’à la fin du jour avant de camper. Tout était radieux maintenant et parfaitement silencieux, mis à part le son des gouttes de pluie tombant de l’extrémité des plus petites branches et le sifflement lointain et mélancolique d’une mésange à tête noire. Puis il entendit, comme en rêve, un bruit de pas derrière lui, à sa gauche.
Falk en fut tout saisi, mais un chêne abattu, obstacle sur sa route, devint instantanément pour lui une protection : il se laissa tomber derrière le tronc et, son pistolet braqué, cria tout haut :
« Sortez de là ! »
Pendant longtemps rien ne bougea.
— « Sortez de là ! » dit Falk en employant le langage télépathique ; puis il se ferma à toute communication car le rôle de percipient lui faisait peur. Il avait un sentiment d’étrangeté ; le vent était chargé d’une faible odeur de rance.
Un sanglier sortit des arbres, coupa les traces de Falk et s’arrêta pour renifler le sol. C’était un animal grotesque et magnifique, avec des épaules puissantes, un dos tranchant, des pattes bien faites, rapides, encrassées. Au-dessus de son groin, de ses défenses, de ses soies, de petits yeux brillants se levaient vers Falk.
— « Aah, aah, aah ! homme, aah ! » dit l’animal en reniflant.
Les muscles tendus de Falk se contractèrent vivement, et sa main se serra sur son pistolet-laser. Il ne tira pas. Un sanglier blessé est redoutablement rapide et dangereux. Falk resta accroupi sans faire un mouvement.
— « Homme, homme ! » dit le sanglier d’une voix pâteuse et sourde sortant de son groin balafré, « parle-moi avec ton esprit, avec ton esprit. Les mots sont difficiles pour moi ! »
La main de Falk tremblait sur son pistolet. Tout à coup, il parla tout haut : « Ne parle pas, alors. Je ne te dirai rien en esprit. Va ton chemin, sanglier ! »