— « Aah, aah ! homme ! parle-moi en esprit ! »
— « Va-t-en ou je tire ! » Falk se leva, son pistolet braqué d’une main ferme. Les brillants petits yeux du cochon observaient cette arme.
— « Tu ne tueras pas ! » dit le sanglier.
Falk était rentré en possession de ses esprits ; il ne répondit pas, cette fois, à l’animal, car il était certain qu’il ne comprenait pas le langage parlé. Il déplaça légèrement son pistolet, ajusta le sanglier et dit : « Va-t-en ! » L’animal baissa la tête, hésita. Puis avec une rapidité incroyable, comme s’il était soudain libéré par la rupture d’une attache, il fit volte-face et se sauva dans la direction d’où il était venu.
Falk resta un moment immobile, puis repartit avec son pistolet prêt à tirer. Sa main fut reprise d’un léger tremblement. Des animaux qui parlent ? Il en était question dans de vieux contes, mais chez Zove on n’y croyait pas. Il eut un instant la nausée, et, un instant aussi, une furieuse envie de rire. « Parth, » murmura-t-il, car il éprouvait le besoin de parler à quelqu’un, « un cochon sauvage vient de me donner une leçon de morale… Oh ! Parth !… sortirai-je jamais de la Forêt ? A-t-elle une fin ? »
Il gravit péniblement les pentes broussailleuses, toujours plus abruptes, montant vers la crête. Là-haut, les bois se clairsemaient et Falk vit, à travers les arbres, le soleil et le ciel. Encore quelques pas, et il sortit des bois pour se trouver au bord d’une pente verte qui plongeait vers une vaste étendue de vergers et de terres cultivées limitée par une large rivière aux eaux claires. Au-delà de la rivière paissait un troupeau d’une cinquantaine de vaches dans un long pré enclos, dominé lui-même par des pâturages et des vergers qui montaient de plus en plus abruptement jusqu’à la crête frangée d’arbres se dessinant à l’ouest. Vers le sud, la rivière faisait un léger détour pour contourner une petite butte derrière l’épaulement de laquelle Falk voyait s’élever, dorées par les bas rayons du couchant, les cheminées rouges d’une maison.
C’était un peu comme le vestige d’un autre âge, un âge d’or, enchâssé dans cette vallée, oublié dans la marche des siècles, préservé du chaos de la Forêt sauvage et désolée. Un havre de paix, une promesse de chaleur humaine, et, par-dessus tout, quelque chose d’ordonné – l’œuvre de l’homme. Dans son soulagement, Falk se sentit envahi par une sorte de faiblesse à la vue d’un ruban de fumée s’élevant de ces cheminées rouges. Un feu, un foyer !
Il dégringola longuement le versant de la colline, traversa le verger le plus bas et prit un sentier qui serpentait le long de la rivière parmi de petits aulnes et des saules dorés. Il ne voyait aucun être vivant, à part les vaches rousses qui broutaient sur l’autre rive. Silencieuse sous son soleil hivernal, la vallée heureuse était en paix. Ralentissant le pas, Falk passa entre des potagers pour se rendre à la porte la plus proche. Au détour de la butte, il vit la demeure se dresser devant lui, ses murs de brique rouge se reflétant dans les eaux de la rivière, moins rapides à cet endroit où elle décrivait une courbe. Il s’arrêta, un peu intimidé ; ne fallait-il pas, pensait-il, s’annoncer par quelque salut sonore, avant d’aller plus loin ? Il eut l’œil attiré par un mouvement à une fenêtre ouverte juste au-dessus du profond portail. Comme il était là, hésitant et levant les yeux, il sentit soudain une douleur aiguë et pénétrante lui déchirer et lui brûler la poitrine juste en dessous de l’omoplate ; il chancela, puis tomba, se recroquevillant comme une araignée blessée.
Il n’avait souffert qu’un instant. Il ne perdit pas conscience, mais il ne pouvait ni remuer ni parler.
Il y avait des gens autour de lui : il pouvait les voir faiblement entre deux vagues, au cours desquelles ils disparaissaient mais il ne pouvait percevoir aucune voix. C’était comme s’il était devenu sourd, et son corps était tout engourdi. Dans cette paralysie des sens, il faisait des efforts pour penser. On le transportait quelque part et il ne sentait pas les mains qui le portaient ; il était submergé par un vertige atroce et, lorsqu’il en sortit, il avait cessé d’être maître de ses pensées, qui galopaient, divaguaient, jacassaient. Des voix se mirent à caqueter et à bourdonner à l’intérieur de son esprit tandis que le monde extérieur lui paraissait aller à la dérive, refluer, indistinct et silencieux. Qui es-tu, d’où viens-tu Falk aller où aller veux-tu je ne sais pas es-tu un homme vers l’ouest aller je ne sais pas où ma route ces yeux un homme pas un homme… Des vagues, des échos, des volées de mots semblables à des volées de moineaux, des questions, des réponses, tout cela se resserrant, se chevauchant, retombant à plat, hurlant, se dissipant pour faire place à un silence gris.
Devant ses yeux une surface sombre. Le long de cette surface, une arête lumineuse.
Une table ; le bord d’une table. L’éclairage d’une lampe dans une pièce sombre.
Il commençait à voir, à sentir. Il était dans un fauteuil, en une pièce sombre, près d’une longue table sur laquelle reposait une lampe. Il était ligoté : il sentait la corde lui scier les muscles de la poitrine et des bras au moindre mouvement. Quelque chose bougea : un homme qui prenait vie à sa gauche, puis un autre à droite. Ils étaient assis comme lui, mais les bras sur la table. Ils se penchèrent en avant pour se parler, de chaque côté de Falk. Leurs voix paraissaient venir de très loin, derrière de hautes murailles, et il ne comprenait pas ce qu’elles disaient.
Il frissonna de froid. Cette sensation resserra son contact avec le monde extérieur, et il commença à se ressaisir. Son ouïe s’éclaircit, sa langue se délia. Il dit ou essaya de dire :
— « Que m’avez-vous fait ? »
Pas de réponse. Mais bientôt l’homme de gauche se colla le visage tout près de celui de Falk et dit à voix haute : « Que viens-tu faire ici ? »
Falk entendit ces mots ; au bout d’un moment il les comprit ; un moment encore et il répondit : « Un toit. Pour la nuit. »
— « Un toit ? Pour t’abriter de quoi ? »
— « Forêt. Seul. »
Falk était de plus en plus transi de froid. Il réussit à soulever un peu ses mains gourdes et gauches pour essayer de boutonner sa chemise. Sous les sangles qui l’attachaient au fauteuil, juste en dessous de l’omoplate, il sentit un point douloureux.
— « Bas les pattes ! » dit l’homme de droite dont la voix sortait de l’ombre. « C’est plus qu’un esprit programmé, Argerd. Jamais un blocage hypnotique ne résisterait ainsi au penthotal ! »
Le nommé Argerd, un homme de haute taille au visage en lame de couteau, aux yeux vifs, répondit d’une voix faible et sifflante : « On ne peut rien affirmer… Ils ont plus d’un tour dans leur sac. De toute façon, comment peux-tu mesurer sa résistance ? Tu ne sais même pas ce qu’il est. Hé là ! Falk ! où est cet endroit d’où tu viens, la maison de Zove ? »
— « À l’est. Je suis parti…» Le nombre de jours écoulés ne lui venait pas à l’esprit. « Il y a quatorze jours, je crois. »
Comment connaissaient-ils le nom de sa maison, son propre nom ? Falk retrouva ses esprits, suffisamment pour ne plus s’en étonner. En chassant le cerf avec Metock, il avait fait usage de flèches hypodermiques qui peuvent rendre mortelle la moindre égratignure. Celle qui l’avait abattu, ou une injection faite plus tard lorsqu’il était réduit à l’impuissance, avait dû, par l’effet d’un toxique, relâcher à la fois l’autodéfense du moi conscient et les clichés inconscients primitifs des centres télépathiques du cerveau en vue d’un interrogatoire paraverbal. Ils avaient pillé son esprit. Cette pensée ne fit qu’augmenter le froid et la nausée dont il souffrait. Et pourquoi faire ainsi outrage à un homme sans défense ? Pourquoi ce viol psychique ? Pourquoi avoir présumé qu’il mentirait avant même de lui avoir adressé la parole ?