Si Alvin étudiait Lys, Lys étudiait Alvin et n’était pas mécontente de ses observations. Il avait séjourné trois jours à Airlee, lorsque Seranis suggéra qu’il aimerait peut-être pousser plus loin, et en voir davantage dans le pays. Proposition qu’Alvin accepta sur-le-champ, à condition qu’on ne lui demandât pas de monter une des bêtes qui remportaient des prix aux courses du village.
« Je peux vous assurer, répondit Seranis avec une rare étincelle d’humour, que personne ne songe à risquer un de ces précieux animaux. Comme il s’agit d’un cas exceptionnel, je vais prévoir un mode de locomotion qui ressemblera davantage à l’un des vôtres. Hilvar vous servira de guide mais vous pourrez, bien entendu, aller partout où vous le désirerez. »
Alvin se demanda si c’était bien vrai. Il pensait qu’on lui ferait quelque objection, s’il essayait de retourner au sommet de la petite colline où il avait émergé en Lys pour la première fois. Toutefois, cela ne l’inquiéta pas dans l’immédiat, car il n’était pas pressé de rentrer à Diaspar, et en fait, avait fort peu réfléchi à la question depuis sa première rencontre avec Seranis. La vie était ici encore si intéressante et si nouvelle qu’il était parfaitement satisfait du présent.
Il appréciait le geste de Seranis lui donnant son fils comme guide, bien que sans nul doute Hilvar eût reçu des instructions précises pour qu’Alvin ne fît pas des siennes. Il avait fallu quelque temps à Alvin pour s’habituer à Hilvar, et pour une raison qu’il pouvait difficilement lui expliquer sans le blesser. La perfection physique était si universelle à Diaspar, que la beauté s’en trouvait totalement dévaluée ; les hommes n’y faisaient pas plus attention qu’à l’air qu’ils respiraient. Tel n’était pas le cas en Lys, et « pas beau » était l’expression la plus flatteuse dont on pût qualifier Hilvar. Selon les normes d’Alvin, il était franchement laid, et Alvin, un certain temps, l’avait délibérément évité. Si Hilvar l’avait remarqué, il ne l’avait pas montré, et il ne fallut pas longtemps pour que sa gentillesse naturelle eût fait tomber la barrière entre eux. Le jour n’était pas loin où Alvin serait tellement habitué au large sourire tordu d’Hilvar, à sa force et à sa douceur, qu’il croirait difficilement l’avoir trouvé repoussant, et qu’il ne voudrait plus le voir changer pour rien au monde.
Ils quittèrent Airlee peu après l’aube, dans un petit véhicule qu’Hilvar appela un « tout-terrain », et qui fonctionnait apparemment selon le même principe que la machine qui avait amené Alvin en Lys. Il flottait en l’air à quelques centimètres au-dessus du sol, bien qu’il n’y eût pas trace de rail conducteur. Hilvar expliqua que ces véhicules ne pouvaient fonctionner que sur des trajets prévus à l’avance. Tous les villages étaient reliés entre eux de cette façon, mais durant tout son séjour en Lys, Alvin ne vit utiliser aucun autre tout-terrain.
Hilvar s’était donné beaucoup de peine pour organiser cette expédition et, de toute évidence, il attendait le départ avec autant d’impatience qu’Alvin. Il avait tracé l’itinéraire en fonction de ses goûts personnels, car l’histoire naturelle était sa passion, et il espérait découvrir de nouveaux types d’insectes dans les régions relativement inhabitées de Lys qu’ils allaient parcourir. Il avait l’intention d’aller aussi loin dans le sud que la machine pourrait les mener, et le reste du chemin, ils devraient le faire à pied. Ne réalisant pas toutes les conséquences de ce dernier point, Alvin ne fit aucune objection.
Ils avaient un compagnon de voyage : Krif, le plus remarquable des nombreux favoris d’Hilvar… Lorsque Krif était au repos, ses six ailes diaphanes demeuraient repliées le long de son corps, qui étincelait au travers comme un sceptre incrusté de joyaux. Si quelque chose le dérangeait, il s’élevait dans les airs dans un papillotement iridescent et le bruissement léger de ses ailes invisibles. Bien que le grand insecte vînt à l’appel et obéît parfois à des ordres simples, il était presque totalement dépourvu d’intelligence. Cependant, il possédait une personnalité bien définie et pour quelque raison se méfiait d’Alvin, dont les tentatives sporadiques pour gagner sa confiance se soldaient toujours par un échec.
Pour Alvin, la traversée de Lys avait l’irréalité d’un rêve. Dans un silence de fantôme, l’appareil glissait à travers les plaines ondule uses et suivait son chemin à travers les forêts, sans jamais dévier de sa piste invisible. Il avançait peut-être à dix fois la vitesse d’un homme marchant d’un bon pas ; en vérité, un habitant de Lys avait rarement besoin d’aller plus vite.
Les jeunes gens traversèrent de nombreux villages, certains plus importants qu’Airlee, mais la plupart construits sur des modèles similaires. Alvin nota avec intérêt des différences subtiles, mais significatives, dans la façon de s’habiller et même l’apparence physique, en passant d’une communauté à l’autre. La civilisation de Lys se composait de centaines de cultures distinctes, chacune contribuant par quelque talent particulier à l’ensemble. Le tout-terrain était abondamment chargé du produit le plus fameux d’Airlee, de petites pêches jaunes reçues avec gratitude chaque fois qu’Hilvar en distribuait quelques spécimens. Le jeune homme s’arrêtait souvent pour parler à des amis et pour présenter Alvin, qui ne cessait jamais d’être impressionné par la courtoisie qu’apportait chacun à utiliser le langage vocal dès qu’on savait qui il était. Ce devait être souvent fastidieux pour ces hommes mais, pour autant qu’Alvin pût en juger, ils résistèrent toujours à la tentation de passer à la télépathie, et le jeune homme ne se sentit jamais exclu de leurs entretiens.
L’arrêt le plus long eut lieu dans un minuscule village, presque enfoui sous une mer d’herbes dorées géantes qui leur montaient plus haut que la tête, et qui ondulaient dans la brise comme douées de vie. En passant au travers, les jeunes gens étaient sans cesse rejoints par les vagues successives des innombrables tiges qui au-dessus d’eux courbaient avec ensemble la tête. Alvin trouva tout d’abord cela un peu gênant, car il eut l’idée folle que l’herbe se penchait pour le regarder ; mais au bout d’un instant il trouva ce mouvement continu tout à fait reposant.
Alvin ne tarda pas à découvrir pour quelle raison Hilvar s’était arrêté là. Dans la petite foule qui s’était formée avant même que le véhicule n’eût glissé jusque dans le village, il y avait une jeune fille timide et brune qu’Hilvar lui présenta sous le nom de Nyara. L’un et l’autre étaient de toute évidence fort heureux de se revoir, et Alvin leur envia le bonheur évident de cette brève rencontre. Hilvar était visiblement déchiré entre ses devoirs de guide et son désir de ne voir personne d’autre que Nyara, et Alvin le tira bien vite de son embarras en partant en exploration de son côté. Il n’y avait pas grand-chose à voir dans le petit village, mais Alvin y mit le temps.
Lorsqu’ils repartirent, Alvin avait envie de poser bien des questions à Hilvar. Il ne pouvait s’imaginer ce qu’était l’amour dans une société télépathe et, après un silence poli, il entama le sujet. Hilvar était assez disposé à donner des explications, bien qu’Alvin eût idée qu’il avait interrompu son ami au milieu d’adieux mentaux tendres et prolongés.
En Lys, semblait-il, tout amour commençait par un contact des esprits, et il pouvait s’écouler des mois ou des années avant qu’un couple se rencontrât physiquement. À cet égard, expliqua Hilvar, il ne pouvait y avoir de part et d’autre ni impressions fausses, ni déceptions. Deux personnes qui s’ouvraient l’esprit l’une à l’autre ne pouvaient se dissimuler aucun secret. Si l’une d’elles essayait, l’autre savait tout de suite qu’on lui cachait quelque chose.