Alvin fit une pause ; il n’y eut pas un mouvement dans la grande salle nue.
« C’est parce que nous avons peur… peur d’une chose qui s’est produite au commencement de l’Histoire. On m’a dit la vérité, en Lys, bien, que je l’eusse devinée depuis longtemps. Devrons-nous toujours nous cacher comme des poltrons dans Diaspar, à prétendre que rien d’autre n’existe, parce qu’il y a un milliard d’années, les Envahisseurs nous ont repoussés sur la Terre ? »
Alvin avait mis le doigt sur la peur secrète, la peur qu’il n’avait jamais partagée et dont il ne pouvait par conséquent pas comprendre pleinement la puissance. Maintenant, que ces hommes fassent ce qu’ils veulent, il avait dit la vérité telle qu’il la voyait.
Le Président regarda gravement le jeune homme.
« Avez-vous autre chose à dire, demanda-t-il, avant que nous ne délibérions de ce qu’il convient de faire ?
— Une chose seulement. J’aimerais amener ce robot à la Calculatrice centrale.
— Mais pourquoi ? Vous savez que la Calculatrice est déjà au courant de tout ce qui s’est passé dans cette salle.
— Je désire cependant y aller, répliqua Alvin poliment, mais avec entêtement. Je demande la permission à la fois au Conseil et à la Calculatrice. »
Avant que le Président pût répondre, une voix claire et calme résonna dans la salle. Alvin ne l’avait jamais entendue de toute sa vie, mais il sut qui parlait. Les machines à renseignements, qui n’étaient rien d’autre que des fragments épars de cette vaste intelligence, pouvaient parler aux hommes ; mais elles ne possédaient pas cet accent de sagesse et d’autorité qui ne pouvait tromper.
« Laissez-le venir à moi », déclara la Calculatrice.
Alvin regarda le Président. Ce fut à son honneur, qu’il ne cherchât pas à exploiter sa victoire. Il demanda simplement :
« M’autorisez-vous à partir ? »
Le Président parcourut des yeux la salle du Conseil, ne constata aucune opposition et répondit, l’air de n’y pouvoir pas grand-chose :
« Très bien. Les censeurs vous accompagneront, et ils vous ramèneront ici, lorsque nous aurons terminé nos délibérations. »
Alvin s’inclina légèrement en remerciement, les grandes portes s’ouvrirent devant lui, et il quitta lentement la salle. Jeserac l’avait accompagné et Alvin, lorsque les portes se furent refermées, se tourna vers son tuteur.
« Que croyez-vous qu’ils vont faire maintenant ? » demanda-t-il anxieusement.
Jeserac sourit.
« Impatient comme toujours, n’est-ce pas ? fit-il. Je ne sais ce que valent mes prévisions, mais je suppose qu’ils décideront de faire sceller le tombeau de Yarlan Zey, afin que nul ne puisse jamais refaire le voyage que vous avez accompli. Alors Diaspar pourra continuer comme par le passé, imperméable au monde extérieur.
— C’est ce dont j’ai peur, répondit Alvin avec amertume.
— Et vous espérez encore l’éviter ? »
Alvin ne répondit pas immédiatement ; il savait que Jeserac avait deviné ses intentions, mais du moins ne pouvait-il prévoir son plan, car le jeune homme n’en avait aucun. Il en était arrivé au stade où il ne pouvait qu’improviser une réponse à toute situation nouvelle quand elle se présenterait.
« Vous me blâmez ? » demanda-t-il au bout d’un Instant, et Jeserac fut surpris de l’intonation nouvelle de la voix. Il y avait là un soupçon d’humilité, l’imperceptible aveu que, pour la première fois, Alvin recherchait l’approbation de ses compatriotes. Jeserac en fut touché, mais il était trop sage pour prendre cela au sérieux. Alvin était très fatigué, et il eût été hasardeux de présumer qu’une quelconque amélioration de son caractère fût permanente.
« Il est très difficile de répondre à pareille question, déclara Jeserac lentement. Je suis tenté de dire que toute connaissance est valable, et l’on ne peut nier que vous avez beaucoup ajouté à notre savoir. Mais vous avez aussi ajouté à nos dangers et, dans l’avenir, qu’est-ce qui pèsera le plus ? Combien de fois vous êtes-vous arrêté pour y songer ? »
Un instant, maître et élève se regardèrent pensivement, chacun comprenant peut-être le point de vue de l’autre plus clairement que jamais auparavant. Puis, spontanément, ils s’engagèrent tous deux dans le long couloir de la salle du Conseil, leur escorte suivant toujours patiemment derrière.
Ce monde, Alvin le savait, n’avait pas été conçu pour l’homme. Sous l’éclat des violentes lumières bleues, si éblouissantes qu’elles faisaient mal aux yeux, les longs et larges couloirs semblaient s’étirer à l’infini. Dans ces grands passages, les robots de Diaspar devaient aller et venir au long de leur vie éternelle — cependant que pas une fois au cours des siècles n’y résonnèrent des pas humains.
C’était la cité souterraine, la cité des machines sans lesquelles Diaspar ne pouvait exister. À quelques centaines de mètres plus loin, le couloir s’ouvrait sur une salle circulaire de plus d’un kilomètre de large, au plafond soutenu par de grandes colonnes qui devaient aussi supporter l’inimaginable poids du Centre d’Énergie. Ici d’après les plans, la Calculatrice méditait pour l’éternité sur le destin de Diaspar.
La salle s’étendait devant Alvin, encore plus vaste qu’il ne se l’était imaginé, mais où était la Calculatrice ? Alvin s’était plus ou moins attendu à se trouver en face d’une seule gigantesque machine. L’immense, mais incompréhensible panorama qui s’offrait à lui le clouait d’étonnement et d’incertitude.
Le couloir le long duquel ils étaient venus se terminait haut dans le mur de la salle — sûrement l’une des plus grandes pièces souterraines jamais construites par l’hommee —, et de chaque côté de longues rampes descendaient jusqu’au sol lointain. Sur la totalité de cette étendue brillamment éclairée sc dressaient des centaines de grandes structures blanches, si inattendues qu’un instant Alvin pensa voir une cité souterraine. L’impression fut des plus saisissantes, et Alvin n’y échappa jamais complètement. Nulle part n’apparaissait ce qu’il avait attendu : ce luisant familier de métal dont, depuis le commencement des temps, l’homme avait appris à voir ses serviteurs revêtus.
Là se trouvait le terme d’une évolution presque aussi longue que celle de l’homme. Ses débuts se perdaient dans les brumes des âges de l’Aube, lorsque l’humanité avait tout d’abord appris l’emploi de l’énergie, et qu’elle avait envoyé ses bruyantes machines retentir par le monde. La vapeur, l’eau, le vent, tout avait été subjugué pendant un certain temps, puis abandonné. Pendant des siècles, l’énergie de la matière avait gouverné le monde jusqu’à ce qu’elle fût, elle aussi, supplantée, et à chaque changement les vieilles machines étaient oubliées, et les nouvelles prenaient leur place. Très lentement, au long de milliers d’années, on s’était approché de la machine parfaite et cet idéal, jadis un rêve, était devenu perspective lointaine, et enfin réalité.
Nulle machine ne saurait comporter d’éléments mobiles.
Telle était l’expression ultime de cet idéal. Sa réalisation avait peut-être pris à l’homme cent millions d’années, et dans l’instant de son triomphe, il avait à jamais tourné le dos à la machine. En atteignant sa finalité, celle-ci pouvait, dès lors, s’entretenir elle-même éternellement, tout en le servant.
Alvin ne se demanda pas plus longtemps laquelle de ces présences blanches et silencieuses était la Calculatrice centrale. Il savait qu’elle les englobait toutes, qu’elle s’étendait bien au-delà de cette salle, dans toutes les autres innombrables machines de Diaspar, qu’elles fussent mobiles ou immobiles. De même que son cerveau était la somme de milliards de cellules distinctes disposées dans un volume de quelques centimètres de large, les éléments physiques de la Calculatrice étaient dispersés sur toute la superficie de Diaspar. Cette salle ne pouvait contenir autre chose que le standard grâce auquel toutes les unités éparses demeuraient en contact les unes avec les autres.