Ne sachant exactement où aller maintenant, Alvin fixait les grandes rampes qui descendaient vers l’arène silencieuse. La Calculatrice devait savoir qu’il était là, comme elle savait tout ce qui se passait à Diaspar. Alvin n’avait qu’à attendre ses instructions.
La voix maintenant familière, mais qui lui inspirait encore une certaine émotion, fut si calme et si proche de lui qu’il ne crut pas que son escorte pût l’entendre aussi.
« Prends la rampe à ta gauche, dit-elle. Je te dirigerai ensuite. »
Alvin descendit lentement la pente, le robot flottant au-dessus de lui. Ni Jeserac ni les censeurs ne le suivirent. Alvin se demanda s’ils avaient reçu l’ordre de rester sur place, ou s’ils avaient estimé qu’ils pourraient tout aussi bien le surveiller de ce point élevé, sans avoir l’ennui d’effectuer cette longue descente. Ou peut-être s’étaient-ils approchés du sanctuaire de Diaspar d’aussi près qu’ils tenaient à le faire…
Au pied de la rampe, la voix calme dirigea de nouveau Alvin, et il s’avança dans une avenue entre de titanesques formes endormies. Par trois fois, la voix lui parla encore, et au bout d’un moment, il comprit qu’il avait atteint son but.
La machine devant laquelle se tenait le jeune homme était plus petite que la plupart de ses compagnes, mais Alvin eut le sentiment d’être un nain devant elle. Avec ses larges lignes horizontales, elle donnait l’impression d’être une bête couchée et, regardant ensuite son robot, Alvin eut peine à croire que l’une et l’autre fussent les produits d’une même évolution, et qu’on les désignât du même nom.
À un mètre environ du sol, un large panneau transparent recouvrait toute la longueur de la machine. Alvin appuya son front sur la matière lisse et curieusement chaude, puis il regarda l’intérieur. Au début il ne distingua rien ; mais en s’abritant les yeux de la main, il put voir des milliers de faibles points lumineux suspendus dans le néant. Ils étaient rangés les uns derrière les autres selon un treillis à trois dimensions, aussi étranges et aussi dépourvus de sens pour lui qu’avaient dû être les étoiles pour les hommes d’autrefois. Bien qu’Alvin continuât d’observer pendant de nombreuses minutes, oublieux du temps qui passait, les lumières colorées ne bougèrent jamais, et jamais ne se modifia leur éclat.
S’il avait pu regarder dans son propre cerveau, Alvin s’en rendait compte, il aurait eu pour lui tout aussi peu de sens. La machine lui semblait inerte et immobile parce qu’il n’en pouvait distinguer les pensées.
Pour la première fois, il se mit à concevoir une faible idée des puissances et des forces qui entretenaient la cité. Toute sa vie il avait accepté, sans poser de question, le miracle des appareils de synthèse qui, siècle après siècle, suppléaient sans relâche aux besoins de Diaspar. Des milliers de fois, il avait regardé l’acte de création, se rappelant rarement que quelque part devait exister le prototype de ce qu’il avait vu naître au monde.
Tout comme l’esprit humain pouvait s’en tenir un instant à une seule pensée, de même les cerveaux infiniment plus vastes qui n’étaient qu’une partie de la Calculatrice pouvaient saisir et retenir à jamais les idées les plus compliquées. Les modèles de toutes les choses créées étant figés dans ces intellects éternels, n’attendant que la pression de la volonté humaine pour se faire réalité.
Le monde avait fait bien des progrès, depuis qu’heure après heure, les premiers hommes des cavernes avaient patiemment aiguisé leurs flèches et leurs couteaux sur la pierre dure…
Alvin attendait, ne se souciant pas de parler avant d’avoir obtenu d’autre signe de reconnaissance. Il se demandait comment elle pouvait le voir, entendre sa voix. Nulle part, il n’y avait trace d’organe sensoriel — de ces grilles ou de ces écrans ou de ces impassibles yeux de cristal grâce auxquels les robots avaient habituellement connaissance du monde qui les entourait.
« Expose ton problème », dit à son oreille la voix calme.
Il semblait étrange que cet écrasant arroi de machines résumât ses pensées si doucement. Alvin comprit alors qu’il se flattait : la millionième partie du cerveau de la Calculatrice — et encore ! — s’occupait peut-être de lui. Il n’était qu’un des innombrables incidents qui avaient simultanément retenu son attention, tandis qu’elle veillait sur Diaspar.
C’était difficile de parler à un être qui emplissait la totalité de l’espace autour de soi. Les paroles d’Alvin semblèrent mourir en l’air vide sitôt prononcées.
— Que suis-je ? » demanda-t-il.
S’il avait posé la question à l’une des machines d’information de la cité, il savait ce qu’eût été la réponse. En fait, il l’avait souvent posée et les machines avaient toujours répondu : « Tu es un homme. » Mais maintenant, il s’adressait à une intelligence d’un ordre tout à fait différent, et il n’était pas nécessaire de préciser davantage. La Calculatrice savait ce qu’Alvin voulait dire, mais cela ne préjugeait pas de ce qu’elle lui répondrait.
En effet, la réponse fut exactement ce que redoutait Alvin.
« Je ne peux répondre à cette question. Le faire serait dévoiler le dessein de mes constructeurs et, du même coup, le réduire à néant.
— Mon rôle fut donc prévu lorsque la ville fut conçue ?
— On peut dire cela de tous les hommes. »
Cette réponse provoqua un temps d’arrêt chez Alvin. C’était vrai ; les hommes qui habitaient Diaspar avaient été aussi soigneusement conçus que ses machines. Le fait qu’il fût unique faisait d’Alvin une rareté, mais ce n’était pas nécessairement une vertu.
Le jeune homme savait qu’il ne pouvait rien apprendre de plus ici sur le mystère de son origine. Il était inutile d’essayer de leurrer cette vaste intelligence, ou d’espérer lui voir dévoiler un renseignement qu’elle avait ordre de tenir caché. Alvin n’était pas outre mesure déçu ; il avait le sentiment qu’il avait d’ores et déjà commencé à entrevoir la vérité, et en tout cas, là n’était pas le but principal de sa visite.
Il regarda le robot qu’il avait amené, et se demanda alors comment passer à la phase suivante. Le robot risquait de réagir violemment, s’il savait ce qu’Alvin avait l’intention de faire ; aussi était-il primordial qu’il n’entendît pas ce qu’Alvin avait l’intention de dire à la Calculatrice centrale.
« Pouvez-vous créer une zone de silence ? » demanda-t-il.
Instantanément, il perçut l’annihilation totale de tout son, le silence « de mort » bien connu à l’intérieur d’une telle zone. La voix de la Calculatrice, maintenant étrangement « blanche » et sinistre, lui parvint :
« Nul ne peut nous entendre maintenant. Dis ce que tu veux. »
Alvin jeta un coup d’œil au robot ; il n’avait pas changé de place. Peut-être ne se doutait-il de rien et Alvin avait-il été dans l’erreur, en s’imaginant qu’il avait des plans personnels. Il avait peut-être suivi le jeune homme à Diaspar en serviteur sûr et fidèle, auquel cas ce qu’Alvin machinait maintenant semblait particulièrement vil.
« Vous avez su comment j’avais fait la connaissance de ce robot, commença Alvin. Il doit posséder une inestimable connaissance du passé, et qui remonte aux jours où la cité, telle que nous la connaissons, n’existait pas. Il pourrait même peut-être nous parler d’autres mondes que la Terre, puisqu’il a suivi le Maître dans ses voyages. Malheureusement, ses circuits de parole sont bloqués. Je ne sais à quel point cette obstruction est efficace, mais je vous demande de la supprimer. »