Avec un son musical et doux, l’un des murs se mit à se replier sur lui-même d’une manière si complexe que l’œil en restait confondu. Hilvar s’avança par l’ouverture ainsi formée, et regarda Alvin avec une expression mi-amusée, mi-soucieuse.
« Maintenant que vous êtes éveillé, Alvin déclara-t-il, peut-être me direz-vous ce que vous allez maintenant faire, et comment vous avez fait pour revenir ici. Les sénateurs viennent de partir examiner le souterrain, ils ne peuvent comprendre comment vous avez fait pour y repasser. L’avez-vous repassé ? »
Alvin sauta sur son lit et s’étira.
« Peut-être ferions-nous mieux de les rattraper, dit-il. Je ne veux pas leur faire perdre de temps. Quant à la question que vous m’avez posée, je vous montrerai la réponse dans un petit instant. »
Ils eurent presque atteint le lac avant de rejoindre les trois sénateurs, et les deux groupes échangèrent des salutations quelque peu empruntées. La commission d’enquête put constater qu’Alvin savait où elle se rendait, et cette rencontre inattendue l’embarrassa vivement.
« Je crains de vous avoir induits en erreur hier soir, déclara Alvin d’une voix enjouée. Je ne suis pas venu en Lys par l’ancienne route ; votre décision de la fermer était donc absolument inutile. En fait, le Conseil de Diaspar l’a aussi fermée à son extrémité, avec un égal manque de succès. »
Les visages des sénateurs reflétèrent la perplexité, cependant qu’ils envisageaient mentalement toutes les solutions l’une après l’autre.
« Alors, comment êtes-vous parvenu ici ? » s’enquit leur chef. Une lueur subite dans son regard fit penser à Alvin qu’il avait commencé à entrevoir la vérité. Le jeune homme se demanda si cet homme avait intercepté l’ordre qu’il venait tout juste de lancer mentalement par-delà les monts. Mais il ne dit rien, désignant simplement du doigt, en silence, le ciel du nord.
Trop vite pour que l’œil pût la suivre, une aiguille de lumière argent décrivit un arc par-dessus les montagnes, laissant plus d’un kilomètre de long de sillage incandescent. À six mille mètres au-dessus de Lys, elle s’arrêta. Il n’y eut aucun ralentissement, aucun freinage de sa colossale vitesse. Elle s’arrêta instantanément, et l’œil qui la suivait dépassa cet arrêt de tout un quart de ciel, avant que le cerveau n’eût pu enrayer son mouvement. Du haut des cieux tomba un formidable coup de tonnerre — le son de l’air défoncé, fracassé par la violence du passage de la nef. Peu après, le vaisseau lui-même vint se poser sur la colline à une centaine de mètres du groupe.
Il est difficile de dire qui fut le plus surpris, mais Alvin fut le premier à reprendre ses esprits. Tandis qu’ils se dirigeaient tous, courant presque, vers l’astronef, le jeune homme se demanda si l’engin voyageait normalement de cette façon météorique. L’idée était déconcertante, car Alvin n’avait eu aucune sensation de mouvement pendant son premier voyage. Mais le fait qu’un jour plus tôt cette resplendissante création était ensevelie sous une épaisse couche de roche dure comme du fer — revêtement qu’elle avait conservé en s’arrachant au désert — était beaucoup plus stupéfiant encore. Ce ne fut qu’après avoir atteint le vaisseau et s’être brûlé les doigts en les posant étourdiment sur la carcasse, qu’Alvin comprit ce qui s’était passé. Près de l’arrière il y avait encore des traces de terre, mais devenue lave par fusion. Tout le reste avait été balayé, laissant à nu cette coque intacte que ni le temps, ni aucune force naturelle ne pourraient jamais entamer.
Hilvar à ses côtés, Alvin se tint debout sur le seuil de la porte ouverte, et se retourna pour considérer les sénateurs silencieux. Le jeune homme se demandait ce qu’ils pensaient, ce qu’en fait tout Lys pensait. D’après l’expression des visages, ils semblaient ne penser à rien…
« Je pars pour Shalmirane, dit Alvin, et je serai de retour à Airlee dans une heure environ. Mais ce n’est là qu’un commencement et, pendant mon absence, je voudrais vous laisser une pensée à méditer.
« Ceci n’est pas un appareil volant ordinaire, comme ceux dans lesquels les hommes survolaient la Terre. C’est un vaisseau de l’espace, et l’un des plus rapides qui fût jamais construit. Si vous voulez savoir où je l’ai découvert, vous trouverez la réponse à Diaspar. Mais il vous faudra vous y rendre, car Diaspar ne viendra jamais jusqu’à vous. »
Alvin se tourna vers Hilvar et lui montra la porte. Hilvar hésita un instant seulement, regardant autour de lui ces parages familiers. Puis il s’engagea dans la cabine.
Les sénateurs continuèrent à regarder jusqu’à ce que le vaisseau, se déplaçant maintenant très lentement, car il avait peu de chemin à parcourir, eût disparu vers le sud. Puis l’homme jeune aux cheveux grisonnants, qui menait le groupe, haussa les épaules avec philosophie et se tourna vers un de ses collègues.
« Vous avez toujours fait de l’opposition parce que vous désiriez du changement, déclara-t-il. Maintenant vous avez gagné. Mais je ne pense pas que l’avenir dépende maintenant d’aucun de nous. Lys et Diaspar sont parvenues l’une et l’autre à la fin d’une ère, et il nous faudra nous en accommoder.
— Je crains que vous n’ayez raison, lui fut-il répondu d’un ton lugubre. Et Alvin savait ce qu’il disait lorsqu’il nous conseillait d’aller à Diaspar. Ils connaissent notre existence, maintenant, nous n’avons donc plus aucune raison de nous cacher. Je pense que nous ferions mieux d’entrer en relations avec nos cousins, nous les trouverons peut-être plus disposés à coopérer maintenant.
— Mais le souterrain est fermé aux deux extrémités !
— Nous pouvons ouvrir la nôtre ; il ne s’écoulera pas beaucoup de temps avant que Diaspar n’en fasse autant. »
Les sénateurs — ceux d’Airlee et les autres dispersés dans tout Lys — examinèrent la proposition qui leur était faite, et ils la détestèrent de tout leur cœur. Mais ils ne virent pas d’autre possibilité.
Plus vite qu’il n’était en droit de l’attendre, la graine plantée par Alvin commençait à fleurir.
Les montagnes étaient encore noyées d’ombre lorsqu’ils atteignirent Shalmirane. De l’altitude à laquelle ils se trouvaient, la vaste cuvette de la forteresse semblait très petite ; il semblait impossible que le destin de la terre eût jamais dépendu de ce minuscule cercle d’ébène.
Lorsque Alvin fit atterrir le vaisseau parmi les ruines, au bord du lac, toute cette désolation l’assaillit, lui glaçant l’âme. Il ouvrit la cabine, et le silence du lieu s’insinua dans la nef. Hilvar, qui avait très peu parlé au cours du vol, demanda tranquillement :
« Pourquoi êtes-vous revenu ici ? »
Alvin ne lui répondit pas avant d’avoir atteint le lac. Il dit alors :
« Je voulais vous montrer ce qu’était ce vaisseau. Et j’espérais aussi que le polype aurait repris vie. Je me sens son débiteur, et je veux lui dire ce que j’ai découvert.
— En ce cas, reprit Hilvar, vous devez attendre. Vous êtes revenu beaucoup trop tôt. »
Alvin s’y était attendu. Les chances étaient minimes, et son échec ne lui causait aucune déception. Les eaux du lac étaient parfaitement immobiles, plus du tout agitées sur ce rythme constant qui avait tellement intrigué les jeunes gens, lors de leur première visite. Alvin s’agenouilla au bord de l’eau, en scrutant les froides et sombres profondeurs.
De minuscules clochettes translucides, traînant d’invisibles tentacules, flottaient çà et là entre deux eaux. Alvin y plongea la main et en saisit une. Il la lâcha immédiatement, poussant une légère exclamation de dépit. Elle l’avait piqué.