Un jour — dans des années peut-être, ou dans des siècles — ces particules de gelée dénuées d’intelligence s’aggloméreraient encore une fois, et le grand polype renaîtrai !, tandis que s’enchaîneraient ses souvenirs et que sa conscience étincellerait d’une vie renouvelée. Alvin se demandait comment il accueillerait les révélations qu’il avait à lui faire ; il ne serait peut-être pas content d’apprendre la vérité sur le Maître. En fait, peut-être refuserait-il d’admettre que tous ces siècles d’attente patiente eussent été en pure perte.
Mais l’avaient-ils été ? Leurrées comme ces créatures l’avaient été, leur longue attente avait enfin trouvé sa récompense. Comme par miracle, elles avaient sauvé du passé un savoir qui risquait sans cela d’être à jamais perdu. Maintenant elles pouvaient enfin reposer, et leur credo partager le destin d’un million d’autres dogmes qui s’étaient crus jadis éternels.
XIX
Hilvar et Alvin, pensifs, retournèrent vers le vaisseau et, un instant plus tard, la forteresse ne fut une fois de plus qu’une ombre opaque parmi les collines, qui rapidement diminua jusqu’à n’être plus qu’un œil noir sans paupière à jamais fixé sur l’espace, que bientôt ils perdirent de vue dans le vaste panorama de Lys.
Alvin ne fit rien pour le contrôle de la machine. Ils continuèrent à monter jusqu’à ce que Lys s’étendit sous eux, ile de verdure dans une mer d’ocre. Jamais auparavant Alvin n’était monté si haut ; lorsqu’enfin ils s’arrêtèrent, la courbe de la Terre était tout entière visible. Lys était maintenant très petite, rien qu’une tache d’émeraude sur la rouille du désert. Mais, loin sur la courbure du golfe, étincelait comme un joyau coloré de main d’homme : ainsi Hilvar vit-il, pour la première fois, la cité de Diaspar.
Les jeunes gens demeurèrent assis un long moment à regarder la Terre tourner sous eux. De tous les pouvoirs anciens de l’homme, ceci était sûrement ce qu’il pouvait le moins se permettre de perdre. Alvin aurait souhaité montrer le monde tel qu’il le voyait aux chefs de Lys et de Diaspar.
« Hilvar, dit-il enfin, pensez-vous que ce que je veux faire soit bien ? »
La question étonna Hilvar, qui ne soupçonnait pas les doutes soudains qui accablaient parfois son ami, et ne savait encore rien de la rencontre d’Alvin avec la Calculatrice centrale, ni du choc alors ressenti par son esprit. Il n’était pas facile de répondre à la demande d’Alvin sans parti pris ; à l’instar de Khedron, bien qu’avec moins de raisons, Hilvar sentait sa personnalité propre s’engloutir, aspirée sans recours dans le tourbillon que soulevait Alvin derrière lui, en se frayant sa voie dans la vie.
« Je crois que vous avez raison, répondit Hilvar avec lenteur. Voilà assez longtemps que nos deux peuples sont séparés. »
« Cela du moins était vrai », se dit Hilvar bien qu’il sût que ses sentiments personnels influençaient sa réponse.
Mais Alvin demeurait inquiet : « Il y a un problème qui me préoccupe, poursuivit-il d’une voix troublée, c’est la différence de nos durées de vie. »
Il n’en dit pas plus, mais chacun d’eux savait ce que pensait l’autre.
— Cela m’a inquiété moi aussi, admit Hilvar, mais je pense que le problème trouvera une solution avec le temps, lorsque nos peuples auront refait connaissance. Nous ne pouvons avoir raison les uns et les autres… nos vies sont peut-être courtes, les vôtres sûrement beaucoup trop longues. Cela finira par un compromis. »
Alvin s’interrogeait. C’était là, sans nul doute, l’unique espoir, mais les âges de transition seraient en vérité difficiles. Il se rappelait encore les paroles amères de Seranis : Lui et moi serons tous deux morts depuis des siècles, que vous serez encore un adolescent. Très bien, il acceptait cet état de choses. Même à Diaspar, sur toute amitié planait la même ombre ; que ce fût au bout d’une centaine ou d’un million d’années, cela faisait en fin de compte peu de différence.
Alvin savait, avec une certitude qui transcendait toute logique, que le bien-être de l’espèce exigeait la fusion de ces deux cultures ; au regard d’une telle cause, le bonheur individuel était sans importance. Un instant, le jeune homme vit dans l’humanité quelque chose de plus que l’arrière-plan vivant de sa propre vie, et il accepta sans sourciller les malheurs que son choix devait entraîner quelque jour.
Sous eux, le monde poursuivait sa rotation sans fin. Sensible à l’humeur de son ami, Hilvar ne disait rien, jusqu’à ce qu’au bout d’un moment Alvin rompît le silence.
« Lorsque j’ai quitté Diaspar la première fois, dit-il, je ne savais pas ce que j’espérais découvrir. Lys m’eût satisfait à une époque, plus que satisfait, mais maintenant tout sur terre me paraît si petit et de si peu d’importance. Chacune de mes découvertes a soulevé des problèmes plus graves, ouvert des horizons plus vastes. Je me demande où cela finira… »
Hilvar, qui n’avait jamais vu Alvin si pensif, ne tenait pas à interrompre son monologue. Il avait beaucoup appris sur son ami, au cours de ces quelques dernières minutes.
« Le robot m’a dit, continua Alvin, que ce vaisseau pouvait atteindre les Sept Soleils en moins d’une journée. Pensez-vous que je doive y aller ?
— Pensez-vous que je pourrais vous arrêter ? » répliqua Hilvar tranquillement.
Alvin sourit.
« Ce n’est pas une réponse, dit-il. Qui sait ce qu’il y a là-bas dans l’espace ? Les Envahisseurs ont peut-être quitté l’Univers, mais il peut exister d’autres intelligences hostiles à l’homme.
— Pourquoi y en aurait-il forcément ? demanda Hilvar. C’est là une question que nos philosophes ont débattue pendant des éternités. Une race véritablement intelligente ne serait probablement pas hostile.
— Mais les Envahisseurs ?
— Ils demeurent une énigme, je l’admets. S’ils étaient réellement si mauvais, ils ont dû se détruire eux-mêmes, et en admettant qu’ils ne l’aient pas fait… » Hilvar désigna le désert sans fin au-dessous deux : « Jadis, nous avions un empire. Qu’avons-nous maintenant qu’ils pourraient convoiter ? »
Alvin était un peu surpris qu’un autre partageât son point de vue.
« Est-ce que tous les vôtres pensent de même ? demanda-t-il.
— Une minorité seulement. L’individu moyen ne s’inquiète pas de cela mais il déclarerait sans doute que si les Envahisseurs voulaient réellement détruire la Terre, ils l’auraient fait depuis bien des siècles. Je ne pense pas qu’ils fassent peur à qui que ce soit, à vrai dire.
— Il en va de façon très différente à Diaspar, dit Alvin. Nos compatriotes sont de grands poltrons. Ils sont terrifiés à l’idée de quitter leur ville, et je ne sais pas ce qui se passera lorsqu’ils apprendront que j’ai découvert un vaisseau spatial. Jeserac a dû l’annoncer au Conseil à présent, et j’aimerais bien savoir ce que fait celui-ci.
— Je peux vous le dire. Il se prépare à recevoir la première délégation de Lys. Seranis vient de me l’apprendre. »
Alvin regarda de nouveau l’écran ; il pouvait d’un seul coup d’œil embrasser la distance qui séparait Lys de Diaspar. Bien qu’il eût atteint l’un de ses buts, la chose semblait insignifiante maintenant. Toutefois il était très heureux ; c’était certain, les longues ères d’isolement stérile allaient prendre fin.
Savoir qu’il avait réussi ce qui avait été, à un moment, sa mission essentielle, dissipait les derniers doutes dans l’esprit d’Alvin. Il avait rempli son rôle sur terre plus vite et plus à fond qu’il n’aurait osé l’espérer. La route était libre devant lui pour ce qui serait peut-être sa dernière et, certainement, sa plus grande aventure.