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« Il est évident, dit-il quand Alvin en eut fini, que la Calculatrice a dû recevoir des instructions spéciales à votre sujet lorsqu’on l’a construite. À l’heure actuelle, vous devez deviner dans quel but.

— Je le pense, Khedron m’a fourni une partie de la réponse, lorsqu’il m’a expliqué comment les hommes qui avaient conçu Diaspar, avaient pris des mesures pour en éviter la décadence.

— Pensez-vous que vous — et les autres Uniques avant vous — fassiez partie du mécanisme social qui prévient une stagnation totale ? En sorte que tandis que les Bouffons sont des facteurs correctifs à court terme, vous et vos congénères seriez des facteurs à long terme ? »

Hilvar avait mieux exprimé l’idée qu’Alvin n’aurait su le faire, toutefois ce n’était pas exactement sa pensée.

« Je crois que la vérité est plus compliquée que cela, il semble presque qu’il y ait eu conflit d’opinion, lorsque la cité fut construite, entre ceux qui voulaient la fermer complètement au monde extérieur, et ceux qui voulaient maintenir avec ce dernier quelques points de contact. La première fraction a gagné, mais les autres n’ont pas admis leur défaite. Je pense que Yarlan Zey fut un de leurs chefs, mais pas assez puissant pour agir ouvertement. Il a fait de son mieux en conservant intact le souterrain, et en s’assurant qu’à de longs intervalles un homme surgirait du Palais de la Création qui ne partagerait pas les appréhensions de ses compatriotes. En fait, je me demande… »

Alvin s’interrompit, et ses yeux se perdirent dans ses pensées, de sorte qu’un instant il parut oublier ce qui l’entourait.

« À quoi pensez-vous maintenant ? demanda Hilvar.

— Il m’est venu à l’esprit à l’instant que… peut-être suis-je Yarlan Zey. C’est parfaitement plausible. Il a pu enregistrer sa personnalité dans les banques à mémoire, comptant sur elle pour briser le moule de Diaspar avant qu’il ne fût par trop durci. Un jour, il me faudra trouver ce qui est arrivé aux autres Uniques ; cela pourrait m’aider à compléter le tableau.

— Et Yarlan Zey, ou qui que ce fût d’autre, donna aussi des instructions à la Calculatrice centrale pour quelle prêtât une particulière assistance aux Uniques, quel que fût le moment de leur création…, rêva tout haut Hilvar, poursuivant le raisonnement d’Alvin.

— Exact. L’ironie du sort, c’est que j’aurais pu obtenir tous les renseignements dont j’avais besoin de la Calculatrice centrale, directement et sans aucune aide du pauvre Khedron. Elle m’en aurait dit plus qu’elle ne lui en a jamais dit. Mais il n’est pas douteux qu’il m’a fait gagner beaucoup de temps, et enseigne beaucoup de choses que je n’aurais jamais apprises par moi-même.

— Je pense que votre théorie tient compte de tous les faits connus, dit prudemment Hilvar. Malheureusement, elle laisse plus que jamais entier le plus grand de tous les problèmes — la raison d’être profonde de Diaspar. Pourquoi votre peuple essayait-il de prétendre que le monde extérieur n’existait pas ? C’est là une question dont j’aimerais savoir la réponse.

— C’est une question dont j’entends trouver la réponse, répliqua Alvin. Mais je ne sais ni quand… ni comment. »

Ils discutèrent et rêvassèrent ainsi tandis que, s’écartant d’heure en heure les uns des autres, les Sept Soleils finissaient par emplir l’étrange tunnel de nuit dans lequel glissait le vaisseau. Puis une à une, les six étoiles en cercle s’évanouirent dans la marge de ténèbres, et seul demeura le Soleil central. Bien qu’il ne pût être plus longtemps tout à fait dans leur espace, il brillait encore de cet éclat nacré qui le distinguait de tous les autres astres. De minute en minute le lustre en augmenta jusqu’à ce qu’en un moment, ce ne fut plus un point mais un petit disque. Et maintenant le disque se mit à s’élargir sous leurs yeux…

Il y eut le plus bref des avertissements : un son grave, comme d’une cloche, vibra dans la cabine. Alvin se cramponna aux bras de son fauteuil, quoique le geste fût plutôt futile.

Une fois de plus explosèrent de vie les grands générateurs et, avec une soudaineté quasi aveuglante, les étoiles reparurent. Le vaisseau était retombé dans l’espace, dans cet univers de soleils et de planètes, dans ce monde naturel où rien ne pouvait se mouvoir plus vite que la lumière.

Déjà ils se trouvaient dans le système des Sept Soleils, car le vaste anneau de globes de couleur dominait maintenant le ciel. Et quel ciel ! Toutes les étoiles qu’ils avaient connues, toutes les constellations familières avaient disparu. La Voie lactée n’était plus cette bande légère de brume loin sur l’un des versants des cieux : maintenant qu’ils se trouvaient au centre de leur univers, elle scindait de son cercle immense le monde créé.

L’astronef continuait de foncer très vite vers le Soleil central, et les six autres étoiles du système étaient autant de phares colorés, rangés à la ronde dans le ciel. Non loin de la plus proche, on distinguait les minuscules étincelles des planètes gravitant autour, mondes qui devaient être de dimensions énormes pour être visibles à une telle distance.

L’origine de l’éclat nacré du Soleil central était maintenant fort claire. Le grand astre était environné d’une nappe de gaz qui estompait ses radiations, et lui conférait sa nuance caractéristique. La nébuleuse qui l’enveloppait n’était qu’indirectement visible, tordue en formes étranges qui échappaient à l’œil. Mais elle était bien là, et plus on la regardait, plus elle semblait étendue.

« Eh bien, Alvin, dit Hilvar, nous avons à choisir entre bien des mondes. Ou bien espérez-vous les explorer tous ?

— Cela n’est heureusement pas nécessaire, reconnut Alvin. Si nous pouvons prendre contact où que ce soit, nous trouverons les renseignements qu’il nous faut. La logique serait de mettre le cap sur la plus grosse planète du Soleil central.

— À moins quelle ne soit trop grosse. Certaines planètes, m’a-t-on dit, sont si énormes que la vie humaine ne peut subsister ; les hommes s’y écraseraient sous leur propre poids.

— Je doute, que ce soit ici le cas, car je suis sûr que ce système est entièrement artificiel. De toute façon, nous pourrons voir de l’espace s’il y a des villes et des édifices. »

Hilvar désigna le robot.

« Notre problème a été résolu pour nous. Ne l’oubliez pas… notre guide est déjà venu ici. Il nous ramène au bercail, et je me demande ce qu’il en pense. »

Alvin se l’était aussi demandé. Mais était-il juste, cela avait-il même un sens, d’imaginer que le robot pût éprouver des sentiments le moins du monde comparables à des émotions humaines, maintenant qu’il retournait à l’ancienne demeure du Maître, après tant de siècles ?

Dans tous ses rapports avec le robot, depuis que la Calculatrice avait levé le blocage qui le rendait muet, la machine n’avait jamais manifesté de sentiment ou d’émotion. Elle avait répondu à ses questions et obéi à ses ordres, mais sa personnalité véritable s’était révélée absolument inaccessible. Que le robot en possédât une, Alvin en était certain ; sinon il n’aurait pas ressenti cet étrange sentiment de culpabilité, à se rappeler le tour qu’il lui avait joué, ainsi qu’à son compagnon maintenant assoupi.

Le robot croyait toujours à tout ce que le Maître avait enseigné ; bien qu’il l’eût vu truquer ses miracles, qu’il l’eût entendu conter des mensonges à ses disciples, ces réalités incommodes n’altéraient pas sa loyauté. Comme bien des êtres humains avant lui, il pouvait concilier deux séries contraires de données.