Gene Wolfe
La citadelle de l’Autarque
Quatrième partie du Livre du Nouveau Soleil
1
Le soldat mort
Je n’avais jamais vu la guerre, ni même n’en avais parlé longuement avec quelqu’un qui y aurait participé ; mais j’étais jeune et, ayant quelques connaissances de la violence, je m’imaginais que la guerre n’était qu’une nouvelle expérience à faire, comme tout autre chose – comme de disposer d’une certaine autorité à Thrax, ou de m’évader du Manoir Absolu.
Or la guerre n’est pas une nouvelle expérience : c’est un monde nouveau. Ses habitants en sont plus différents des êtres humains que Famulimus et ses amis. Ses lois sont nouvelles, et même sa géographie est différente, car il s’agit d’une géographie dans laquelle le moindre vallon et la plus humble colline peuvent acquérir l’importance d’une grande ville. Et de même que Teur, qui nous est pourtant si familière, recèle en son sein des monstruosités comme Érèbe, Abaïa et Arioch, le monde de la guerre est parcouru d’autres monstres appelés batailles, dont les cellules sont des individus mais qui possèdent une vie et une intelligence qui leur sont propres, et que l’on approche à travers un nombre toujours croissant de présages.
Je me réveillai, une nuit, longtemps avant l’aube. Tout paraissait calme ; je me mis à craindre qu’un ennemi ne se fût glissé à proximité, et que mon esprit n’eût été alerté par ses mauvaises intentions. Je me levai et observai les environs. Les collines se perdaient dans l’obscurité. Je me trouvais au milieu de hautes herbes, dans un nid que j’avais fait en les aplatissant du pied. Des grillons chantaient.
Du coin de l’œil, j’aperçus quelque chose, au nord. Un éclair violet, me sembla-t-il, juste sur la ligne d’horizon. Je gardai les yeux fixés sur le point que j’avais cru voir briller. J’étais sur le point d’admettre avoir été victime d’un trouble de la vue – peut-être un effet à retardement de la drogue que l’on m’avait fait prendre dans la maison du hetman – lorsqu’un trait de magenta raya légèrement le paysage à gauche de l’endroit où je regardais.
Je restai ainsi debout pendant une veille, sinon davantage, récompensé de temps en temps par ces lueurs mystérieuses. Finalement, m’étant convaincu qu’elles se trouvaient à une très grande distance et ne se rapprochaient pas de moi, et que leur fréquence d’apparition n’augmentait pas (une lueur tous les cinq cents battements de cœur, environ), je m’étendis à nouveau. Cependant, comme j’étais complètement réveillé, je me rendis compte que, sous mon corps, la terre tremblait d’une manière à peine perceptible.
Quand je m’éveillai de nouveau, avec l’aurore, le phénomène avait cessé. Je surveillai attentivement l’horizon tout en marchant pendant un bon moment, mais ne vis rien qui pût m’inquiéter.
Mon dernier repas datait maintenant de deux jours, et si je ne sentais plus la faim, j’avais conscience d’être nettement affaibli. Au cours de la matinée, je tombai par deux fois sur de petites maisons en ruine que je visitai, à la recherche de nourriture. En admettant que leurs derniers occupants en eussent laissé, elle avait disparu depuis longtemps ; les rats eux-mêmes avaient fui. La deuxième de ces maisons avait un puits, mais un cadavre d’homme ou de bête y avait été jeté ; de toute façon, je n’avais aucun moyen d’atteindre l’eau puante. Je poursuivis mon chemin, rêvant d’eau et espérant trouver un meilleur bâton que les morceaux de bois pourris que j’avais utilisés jusqu’ici. J’avais appris, en me servant de Terminus Est comme d’une canne dans les montagnes, combien cet objet facilitait la marche.
Vers midi je débouchai sur un chemin que je décidai de suivre ; peu de temps après, j’entendis un bruit de sabots. Je me cachai de manière à pouvoir surveiller la route ; un cavalier ne tarda pas à franchir le sommet de la colline et passa à toute vitesse devant moi. Je ne fis que l’entr’apercevoir ; il portait une armure qui me parut semblable à celle des capitaines des dimarques d’Abdiesus. En revanche, sa cape, gonflée par le vent de la course, était verte et non rouge, et son casque possédait une sorte de visière, comme certaines casquettes. Il avait une monture magnifique ; la bouche du destrier s’ornait d’une barbe d’écume, ses flancs étaient couverts de sueur. Néanmoins, l’animal volait comme si le signal de départ de la course venait d’être donné.
Ayant rencontré un premier cavalier sur le chemin, je m’attendais à en voir d’autres ; mais il resta le seul. Je marchai longtemps dans la plus parfaite tranquillité, écoutant le chant des oiseaux et relevant des traces de passage de gibier. Puis – j’en éprouvai une joie inexprimable –, le chemin croisa un petit cours d’eau, qu’il franchissait par un gué. Je le remontai d’une douzaine de pas, jusqu’à un endroit où l’eau, plus profonde, courait sur un lit de graviers blancs. Des vairons s’agitèrent et se dispersèrent devant mes bottes : leur présence était un gage de pureté de l’eau, une eau qui avait gardé quelque chose du froid des sommets d’où elle provenait et de la douceur de la neige. Je bus longuement, m’arrêtant, recommençant, jusqu’à complète satiété : puis je me déshabillai et me lavai, en dépit de sa température glaciale. Une fois ma toilette terminée, je revins à l’emplacement du gué où, une fois que je l’eus traversé, je découvris deux empreintes, délicatement posées côte a côte, à l’emplacement où la bête s’était accroupie pour boire. Elles venaient en surimpression de celles laissées par le destrier de l’officier, et chacune d’elles était aussi grande qu’un plat de service ; aucune trace de griffe n’apparaissait à la hauteur des orteils. Le vieux Midan, qui était maître de chasse de mon oncle pendant mon enfance en tant que Thècle, m’avait expliqué une fois que les smilodons ne boivent que lorsqu’ils sont repus, et que quand ils ont ainsi mangé et bu à satiété, ils ne sont plus dangereux – sauf si on les attaque. Je continuai mon chemin.
Celui-ci zigzaguait dans le fond d’une vallée boisée, puis montait vers un col séparant deux collines. Lorsque je me trouvai à proximité du point le plus élevé, je remarquai un arbre de deux empans de diamètre dont le tronc avait éclaté en deux (aurait-on dit) à la hauteur de mes yeux. L’extrémité de la souche ainsi que la partie tombée à terre étaient déchiquetées, de manière très différente des éclats nets produits par le maniement de la hache. Je vis encore plusieurs dizaines d’arbres dans le même état, au cours des deux ou trois lieues suivantes. À en juger par l’absence de feuilles, et même parfois d’écorce, sur les troncs tombés à terre, ainsi que par les bourgeons qui avaient poussé sous les souches, ces ravages dataient d’au moins un an, sinon davantage.
Le sentier déboucha finalement sur une véritable route – chose dont j’avais souvent entendu parler, mais que je n’avais jamais vue que dans un état de dégradation avancé. Elle me rappelait tout à fait l’ancienne via que les uhlans avaient bloquée, à la sortie de Nessus, et où j’avais été séparé du Dr Talos, de Baldanders, de Jolenta et de Dorcas ; cependant, je ne m’attendais pas au nuage de poussière qui s’en élevait. Pas une herbe ne poussait dessus, alors qu’elle était plus large que la plupart des rues des villes.