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Je m’éveillai, me sentant rien moins que reposé. La fièvre, dont j’avais à peine conscience en arrivant au lazaret, et qui avait paru disparaître la veille, reprit de plus belle. J’en sentais la chaleur dans tous mes membres ; j’avais l’impression que je devais rayonner et que j’aurais été capable de faire fondre les glaciers du Sud en me promenant parmi eux. Je m’emparai de la Griffe et la serrai dans mon poing, puis la glissai dans ma bouche pendant un certain temps. La fièvre retomba, mais elle me laissa épuisé et pris de vertiges.

Le soldat vint me rendre visite ce matin-là. À la place de son armure, il portait une longue robe blanche que lui avaient donnée les pèlerines, mais il avait l’air d’avoir complètement récupéré, et il me dit espérer pouvoir partir le lendemain. Je lui répondis que j’aimerais le présenter aux amis que je venais de me faire dans cette partie du lazaret, et lui demandai s’il se souvenait de son nom.

Il secoua la tête. « Je ne me rappelle que très peu de chose. J’espère que lorsque je rejoindrai l’armée, je finirai par tomber sur quelqu’un m’ayant connu. »

Je le présentai quand même aux autres, le baptisant Milès[Miles: soldat, en latin.], faute de mieux. Je ne connaissais pas non plus le nom de l’Ascien, et découvris que tout le monde l’ignorait, même Foïla. Lorsque nous le lui demandâmes, il se contenta de répondre : « Je suis fidèle au groupe des Dix-sept. »

Pendant un moment, Foïla, Méliton, le soldat et moi-même bavardâmes entre nous ; Méliton eut l’air d’apprécier Milès peut-être simplement à cause de la vague ressemblance qui existait entre son nom et celui que j’avais inventé. Puis Milès m’aida à m’asseoir sur le lit et, baissant la voix, me dit : « Il faut maintenant que je te parle en privé. Comme je te l’ai dit, je pense pouvoir partir d’ici dès demain matin. Mais d’après ce que je vois, tu en as encore pour plusieurs jours, peut-être même pour deux semaines. Il se peut que je ne te revoie jamais.

— Espérons que ce ne sera pas le cas.

— Je l’espère aussi. Mais si je retrouve ma légion, je peux très bien être tué le temps que tu guérisses. Et si je ne la trouve pas, il faudra sans doute que je m’engage dans une autre, pour ne pas être arrêté comme déserteur. » Il fit une pause.

Je souris. « Et il se peut aussi que je meure ici, de la fièvre. Cela, tu ne voulais pas le dire. Ai-je l’air aussi mal en point que le pauvre Méliton ? »

Il secoua la tête. « Non pas autant ; je suis sûr que tu t’en sortiras…

— C’est ce que chantait l’alouette tandis que le lynx poursuivait le lièvre autour du laurier. »

Ce fut à son tour de sourire. « Tu as raison ; c’est ce que j’étais sur le point de dire.

— Est-ce une expression courante dans la province de la Communauté où tu as été élevé ? »

Le sourire disparut. « Je l’ignore. Je n’arrive pas à me rappeler où se trouvait ma maison ; c’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles il faut que je te parle maintenant. Je me revois en train de marcher sur une route à tes côtés, de nuit. De ce qui précède notre arrivée ici, c’est la seule chose dont je me souvienne. Où m’as-tu trouvé ?

— Dans un bois, à cinq ou dix lieues d’ici, au sud, il me semble. Te souviens-tu de ce que je t’ai expliqué à propos de la Griffe tandis que nous marchions ? »

Il secoua la tête. « J’ai vaguement l’impression que tu as parlé de quelque chose comme ça, mais j’ai oublié ce que tu as dit exactement.

— Que te rappelles-tu, au juste ? Dis-moi tout, et je te dirai ce que je sais, ainsi que ce que je peux deviner.

— Je marche à côté de toi. Il fait très noir… Je suis tombé, ou plutôt, non, j’ai fui à travers quelque chose. Je vois mon propre visage, multiplié à l’infini. Celui d’une fille à la chevelure d’or rouge, avec des yeux immenses.

— Celui d’une belle femme ?

— La plus belle du monde. »

Élevant la voix, je demandai si personne n’avait un miroir à me prêter pour quelques instants. Foïla fouilla dans ses affaires, sous sa couchette, et m’en tendit bientôt un. Je le tins devant le soldat. « Est-ce là ce visage ? »

Il hésita. « Il me semble.

— Des yeux bleus ?

— … Je ne peux pas en être sûr. »

Je rendis son miroir à Foïla. « Je vais te répéter ce que je t’ai dit sur la route ; j’aurais cependant préféré être dans un endroit plus tranquille pour ça. Il y a quelque temps de cela, un talisman s’est retrouvé entre mes mains. Il m’est échu en toute innocence, mais il ne m’appartient pas. Sa valeur est immense et parfois – non pas tout le temps, mais seulement parfois –, il a le pouvoir de guérir les malades, et même de ressusciter les morts. Il y a deux jours, alors que je me dirigeais vers le nord, je suis tombé sur le cadavre d’un soldat. C’était au milieu des bois, assez loin de la route. Il était mort depuis moins d’une journée ; vraisemblablement, durant la nuit précédente. Je mourais de faim, à ce moment-là, et j’ai coupé les courroies qui retenaient son sac, à la recherche de la nourriture qu’il pouvait contenir. Je l’ai trouvée et mangée en grande partie. Je me suis alors senti coupable d’avoir fait cela et j’ai sorti mon talisman pour essayer de le ramener à la vie. J’avais déjà échoué à plusieurs reprises, en d’autres circonstances, et pendant un moment je craignis d’avoir encore échoué. Mais le talisman finit par agir ; le soldat reprit cependant ses esprits très lentement, et resta longtemps sans avoir l’air de savoir qui il était ni ce qui lui était arrive.

— Et ce soldat, c’était moi ? »

J’acquiesçai, plongeant les yeux dans son regard honnête.

« Puis-je voir ce talisman ? »

Je le pris, et le lui présentai dans la paume de ma main. Il le saisit délicatement, l’examinant de chaque côté, et tâta la pointe du bout du doigt. « Il n’a pas l’air d’un objet magique, dit-il finalement.

— Je ne suis pas sûr que le terme de magique soit celui qui convienne. J’ai rencontré des magiciens, et je n’ai trouvé aucun rapport entre ce qu’ils faisaient et la manière dont la Griffe agit. Par moments, elle rayonne de lumière avec intensité, mais à d’autres, comme maintenant, c’est à peine si elle émet une lueur ; d’ailleurs, je ne pense pas que tu la perçoives.

— Non, je ne la vois pas. On ne dirait pas qu’elle porte d’inscription.

— Tu penses sans doute à des sorts ou à des prières. En effet, je n’en ai jamais remarqué, et ça fait un moment que je la porte sur moi. En vérité, j’en ignore à peu près tout, en dehors du fait qu’elle agit de temps en temps. Je crois cependant qu’il s’agit de quelque chose à partir de quoi on fabrique les sorts et les prières, et non le contraire.

— Tu as dit qu’elle ne t’appartenait pas. »

J’acquiesçai de nouveau. « Elle appartient aux prêtresses qui sont ici, aux pèlerines.

— Tu viens d’arriver ici. Il y a deux nuits de cela, comme moi.

— Je suis venu parce que je les cherchais, pour la leur restituer. Elle leur a été volée – non pas par moi –, à Nessus, il y a quelque temps.

— Et tu vas la leur rendre ? » Dans son regard, je crus lire une expression de doute.

« Oui, en fin de compte. »

Il se redressa, et lissa machinalement sa robe des mains.

« Tu ne me crois pas, n’est-ce pas ? lui demandai-je. Rien de ce que je t’ai raconté.

— Tout à l’heure, en arrivant ici, tu m’as présenté à tes voisins de lit, ceux avec lesquels tu avais parlé tandis que tu étais allongé là, sur ta couche. » Il s’exprimait lentement, et paraissait réfléchir à chaque mot. « Bien entendu, j’ai également fait connaissance avec quelques personnes, à l’endroit où l’on m’a installé. Il en est une qui n’est pas blessée très grièvement. C’est en fait un jeune garçon, venu d’une petite propriété loin d’ici ; il passe le plus clair de son temps assis sur sa couchette, à regarder le plancher.