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— Le mal du pays ? » demandai-je.

Le soldat secoua la tête. « On lui avait donné une arme à énergie, une corsèque, d’après ce que m’a dit quelqu’un. Connais-tu ça ?

— Pas tellement.

— Elle projette un rayon principal droit devant lui, mais en même temps deux rayons secondaires, l’un un peu à gauche et l’autre un peu à droite du premier. Le rayon d’action est plutôt faible, mais on dit que ce sont de bonnes armes en cas d’attaque en masse ; je suppose que c’est vrai. »

Il jeta un coup d’œil autour de lui pour vérifier si personne n’écoutait, mais chacun, au lazaret, se faisait un point d’honneur de ne pas écouter une conversation qui ne lui était pas destinée. D’ailleurs, s’il n’en allait pas ainsi, les malades ne tarderaient pas à se sauter à la gorge.

« Sa compagnie s’est trouvée être la cible de l’une de ces attaques. La plupart de ses camarades rompirent les rangs et s’enfuirent ; lui non. Et les autres ne l’ont pas eu. Un autre homme m’a dit qu’il y avait un véritable mur fait de corps enchevêtrés devant lui. Il les abattait, d’autres essayaient de passer par-dessus pour l’atteindre ; alors il reculait, tirait, et à nouveau les cadavres des Asciens s’entassaient.

— J’imagine qu’il a dû être décoré et recevoir une promotion », dis-je. Je n’aurais su dire si c’était ma fièvre qui revenait ou simplement la chaleur du jour, mais je sentais la sueur me coller à la peau et j’avais l’impression d’étouffer.

« Non, on l’a envoyé ici. Je t’ai dit que ce n’était qu’un petit paysan. Il a tué plus d’hommes ce seul jour-là qu’il n’en avait vu de toute sa vie, jusqu’au jour où il a été enrôlé. Il n’a pas pu s’en remettre, et peut-être ne s’en remettra-t-il jamais.

— Oui, et alors ?

— Il me semble que tu pourrais être dans le même cas.

— Je ne te comprends pas, répondis-je.

— Tu parles comme si tu venais tout juste d’arriver du sud, et je suppose que c’est ce qu’il y a de plus prudent, si tu as fui ta légion. N’importe qui, cependant, peut s’apercevoir que c’est faux – on ne reçoit le genre de coupures que tu as partout que dans les endroits où l’on se bat. Tu as été touché par des éclats de roche. C’est bel et bien ce qui t’est arrivé, comme l’a remarqué d’emblée la pèlerine, le soir même de notre arrivée. C’est pourquoi je pense que tu te trouves dans le nord depuis plus longtemps que tu ne l’admets, plus peut-être que tu ne le crois toi-même. Si tu as tué beaucoup de gens, il peut t’être agréable de croire que tu détiens un procédé pour les ramener à la vie. »

Je m’efforçai de lui sourire. « Et où tu te situes, dans cette histoire ?

— Là où je suis présentement. Je n’essaie pas de nier ma dette envers toi. J’avais la fièvre, et tu m’as trouvé. Peut-être même délirais-je. Je pense plutôt que j’étais inconscient, et que c’est ce qui t’a fait croire que j’étais mort. Si tu ne m’avais pas amené jusqu’ici, je le serais probablement. »

Il voulut se lever ; je posai la main sur son bras pour l’arrêter. « Il y a un certain nombre de choses qu’il me faut te dire avant ton départ, lui dis-je. Des choses qui te concernent.

— Tu as dit ne pas savoir qui j’étais. »

Je secouai la tête. « Ce n’est pas exactement ce que j’ai dit : je t’ai expliqué que je t’ai trouvé au milieu des bois, il y a deux jours. Au sens où tu l’entends, je ne sais pas qui tu es. Mais en un autre sens, je crois pouvoir le savoir. Je pense que tu es deux personnes à la fois, et que je connais l’une d’elles.

— Personne n’est deux personnes à la fois !

— C’est pourtant mon cas ; il y a deux personnes en moi. Peut-être y a-t-il beaucoup plus de gens doubles que nous ne nous en doutons. La première chose que je voulais te dire est cependant beaucoup plus simple ; écoute bien. » Je lui donnai les indications le plus détaillées possible pour lui permettre de retrouver la forêt où je l’avais découvert, et quand je fus certain qu’il avait bien compris, j’ajoutai : « Ton paquetage doit encore s’y trouver, ses courroies coupées, si bien que tu ne pourras pas t’y tromper. Une lettre était dedans. Je l’ai sortie, et l’ai lue en partie. Le nom de la personne à laquelle elle était adressée n’était pas mentionné ; mais si tu l’avais terminée, n’attendant qu’une occasion de l’envoyer, elle doit comporter au moins une partie de ton nom à la fin. Je l’ai posée sur le sol, un coup de vent l’a emportée et plaquée contre le tronc d’un arbre. Peut-être pourras-tu encore la trouver. »

Les traits de son visage s’étaient contractés. « Tu n’aurais pas dû la lire, et tu n’aurais pas dû la jeter.

— Je te croyais mort, souviens-toi. Et puis, ça s’était mis à tourner pas mal dans ma tête ; peut-être avais-je déjà la fièvre, je ne sais pas. Voici maintenant la deuxième chose que je voulais te dire. Tu ne me croiras pas, mais il est important que tu m’écoutes. Le feras-tu ? »

Il acquiesça.

« Bon. As-tu entendu parler des miroirs du père Inire ? Sais-tu comment ils fonctionnent ?

— J’ai entendu parler de son Miroir, mais je ne saurais seulement dire où. En principe on peut y entrer, comme on franchirait le seuil d’une porte, et on débouche sur une étoile. Je ne pense pas que ce soit vrai.

— Ces miroirs existent ; je les ai vus. Jusqu’à aujourd’hui, je m’en faisais à peu de chose près la même idée que toi – comme s’ils étaient des vaisseaux, mais beaucoup plus rapides. Mais maintenant, je n’en suis pas si sûr. Toujours est-il qu’un de mes amis s’est avancé entre ces miroirs et a disparu. Je le regardais. Ce n’était pas un tour de prestidigitation, ni de la superstition ; il est allé là où les miroirs conduisent. Il l’a fait parce qu’il aimait une certaine femme, et qu’il n’était pas un homme complet, comprends-tu ?

— Il avait eu un accident ?

— C’est plutôt un accident qui l’avait eu – mais peu importe. Il m’avait dit qu’il reviendrait. Exactement : « Je reviendrai la chercher lorsque j’aurai été réparé, lorsque j’aurai retrouvé la raison et mon intégrité. » Je n’avais su que penser quand il me dit cela, mais je crois maintenant qu’il est revenu. C’est moi qui t’ai ressuscité, moi qui souhaitais son retour – peut-être y a-t-il un rapport. »

Il y eut un silence. Le soldat regarda un moment le sol de terre battue sur lequel les couchettes étaient installées, puis ses yeux revinrent sur moi. « Après tout, il est possible que lorsqu’un homme perd un ami et s’en fait un nouveau, il ait l’impression que l’ancien est revenu près de lui.

— Jonas – c’est son nom – avait une façon particulière de s’exprimer. Chaque fois qu’il lui fallait dire quelque chose d’un peu désagréable, il le tournait en plaisanterie en attribuant ce qu’il venait de dire à une situation comique. La première nuit que nous avons passée ici, lorsque je t’ai demandé ton nom, tu m’as répondu : “J’ai dû le perdre quelque part en chemin, comme le disait le jaguar qui avait promis de guider le mouton.” T’en souviens-tu ? »

Il secoua la tête. « Je dis beaucoup de bêtises.

— Cette phrase m’a tout de suite frappé, car c’était exactement le genre de réponse que faisait Jonas ; mais il ne l’aurait pas faite à moins de sous-entendre beaucoup plus que ce que tu semblais vouloir dire. Je pense que, dans ce cas, il se serait contenté de “comme dans l’histoire du panier qu’on avait rempli d’eau ou quelque chose comme ça.” »