Выбрать главу

J’attendis sa réaction, mais rien ne vint.

« Bien entendu, le jaguar a dévoré le mouton. Il a englouti sa chair et rompu ses os, quelque part le long du chemin.

— N’as-tu jamais pensé, finit-il par dire, qu’il pourrait s’agir du trait particulier d’une ville ou d’une région ? Peut-être ton ami venait-il du même endroit que moi.

— Il venait d’une époque plutôt que d’un lieu, je crois. Il y a très longtemps, quelqu’un s’est trouvé confronté avec le problème de désarmer la peur – la peur éprouvée par des hommes de chair et de sang devant un visage fait de verre et d’acier. Jonas, je sais que tu m’écoutes. Je ne te critique pas. L’homme était mort, et toi toujours en vie. Je comprends fort bien cela. Mais il faut que je te dise. Jolenta n’est plus. Je l’ai vue mourir ; j’ai essayé de la ramener à la vie avec la Griffe, mais je n’ai pas réussi. Peut-être était-elle composée de trop d’éléments artificiels – je ne sais pas. Il te faudra trouver quelqu’un d’autre. »

Le soldat se leva. Il n’y avait plus trace de colère sur son visage, vide d’expression, maintenant, comme celui d’un somnambule. Il tourna dans l’allée et partit sans ajouter un seul mot.

Pendant une veille, au moins, je restai allongé sur mon lit, les mains derrière la tête, pensant à toutes sortes de choses. Hallvard, Méliton et Foïla parlaient entre eux, mais je ne prêtai pas l’oreille à leur conversation. Lorsque l’une des pèlerines nous apporta notre déjeuner de midi, Méliton attira mon attention tout d’abord en heurtant le bord de son assiette avec une fourchette, puis il annonça : « Sévérian, nous avons une faveur à vous demander. »

Je ne demandais qu’à oublier les spéculations dans lesquelles je m’étais lancé, et lui répondis que je me ferais un plaisir de les aider si je le pouvais.

Foïla, qui possédait ce genre de sourire radieux que la Nature accorde à certaines femmes, m’en adressa alors un. « Voici ce qui se passe. Ces deux-là n’ont pas arrêté de se chamailler à mon sujet toute la matinée. Ils pourraient régler la chose en se battant s’ils étaient valides, mais il y en a pour un moment avant que ce ne soit le cas, et je ne me crois pas capable d’attendre aussi longtemps. Aujourd’hui, j’ai pensé à mon père et à ma mère, et à leur habitude de s’asseoir près du feu, durant les longues soirées d’hiver. Si j’épouse Hallvard, ou Méliton, c’est ce que nous ferons un jour ou l’autre, nous aussi. C’est pourquoi j’ai décidé d’épouser celui des deux qui sera le meilleur conteur. Ne me regardez pas comme si j’étais folle : c’est la chose la plus sensée que j’ai faite de toute ma vie. Tous deux veulent m’épouser, tous deux sont beaux garçons, aucun n’a de biens, et si nous ne réglons pas définitivement cette affaire, ils vont s’entre-tuer ou bien c’est moi qui vais finir par les tuer tous les deux. Vous êtes quelqu’un de cultivé – cela se sent à votre façon de parler. Vous écouterez et jugerez. C’est Hallvard qui commence ; son histoire doit être originale, et ne pas provenir d’un livre. »

Hallvard, qui pouvait se déplacer un peu, se leva et vint s’asseoir sur le pied du lit de Méliton.

7

L’histoire de Hallvard : Les deux chasseurs de phoques

« Ceci est une histoire vraie. Je connais beaucoup d’histoires. Certaines sont inventées, mais peut-être ont-elles commencé par être vraies, à une époque tellement lointaine que tout le monde a oublié. Je connais aussi beaucoup d’histoires vraies, car il se produit beaucoup de choses étranges dans les îles du Sud – des choses que vous, les gens du septentrion, n’imagineriez jamais. Je choisis de raconter celle-là parce que j’étais présent, et que j’en ai vu et entendu autant que quiconque.

« Je suis originaire de la partie la plus orientale des îles méridionales – de l’île dite La Glacière. Là vivaient un homme et une femme, mes grands-parents, qui avaient trois fils. Leurs noms étaient Anskar, Hallvard et Gundulf. Hallvard était mon père, et quand je fus assez grand pour l’accompagner sur son bateau, il n’alla plus chasser ni pêcher avec ses frères. Au lieu de cela, nous allions ensemble, si bien que nous ramenions toutes nos prises à ma mère, à mes sœurs et à mon jeune frère.

« Mes oncles ne se marièrent jamais, et continuèrent donc à partager un bateau. Ce qu’ils attrapaient, ils le mangeaient ou le donnaient à mes grands-parents, qui n’étaient plus très forts. Pendant l’été, ils travaillaient à la ferme de mon grand-père. C’était la meilleure de La Glacière, parce que située dans la seule vallée abritée du vent qui amenait les gelées. Là poussaient des plantes que l’on ne trouvait nulle part ailleurs sur l’île, car la bonne saison y durait deux semaines de plus.

« Lorsque la barbe commença de me pousser au menton, mon grand-père convoqua tous les hommes de la famille – c’est-à-dire mes oncles, mon père et moi-même. Lorsque nous arrivâmes chez lui, ma grand-mère était morte, et le prêtre de la grande île se trouvait déjà sur place pour la cérémonie. Ses fils pleurèrent, et je pleurai aussi.

« Au cours de la soirée, lorsque nous fumes assis à la table de mon grand-père, lui à un bout et le prêtre à l’autre, il nous dit : “Voici, le moment est venu pour moi de disposer de mes biens. Béga n’est plus. Sa famille n’a rien à réclamer d’elle, et bientôt j’irai la rejoindre. Hallvard est marié, et possède la part qui lui vient de sa femme. Avec cela, il peut soutenir sa famille, et s’il n’en a guère de trop, du moins lui et les siens mangent-ils toujours à leur faim. Je m’adresse à toi, Anskar, ainsi qu’à toi, Gundulf. Vous marierez-vous jamais ?”

« Mes deux oncles secouèrent la tête négativement.

« “Voici donc quelle est ma volonté. J’invoque l’Omnipotent pour qu’il m’écoute, et j’invoque aussi ceux qui servent l’Omnipotent. Quand je mourrai, tous mes biens iront à Anskar et Gundulf. Si l’un des deux meurt, la part de son frère lui reviendra. À la mort du dernier, tout ira à Hallvard, ou, si Hallvard est mort, à ses fils, qui se les partageront. Vous quatre, si vous n’êtes pas d’accord avec moi, c’est le moment de parler.” »

« Personne ne parla ; la chose était donc décidée.

« Une année passa. Surgissant de la brume, un bateau d’Erèbe vint un jour faire une razzia ; une autre fois, deux galiotes vinrent nous acheter un chargement de peaux, d’ivoire et de poisson salé. Mon grand-père mourut, et ma sœur Fausta mit une petite fille au monde. Lorsque la récolte fut rentrée, mes oncles allèrent pêcher avec les autres.

« Dans le Sud, lorsque vient le printemps, il est encore trop tôt pour planter, car nombreuses seront encore les nuits où il gèlera. En attendant, pendant la période où les jours s’allongent rapidement, les hommes se mettent à la recherche des colonies où les phoques se reproduisent. Elles sont situées sur des rochers isolés, loin des îles, presque invisibles dans le brouillard ; certes, les jours s’allongent, mais ils sont encore courts, et ce sont souvent les chasseurs qui meurent, et non les phoques.

« Et c’est ce qui est arrivé à mon oncle Anskar ; quand mon oncle Gundulf est revenu, il était seul dans son bateau.

« Il faut vous expliquer que lorsque nos hommes vont chasser le phoque ou tout autre gibier, ou encore pêcher, ils s’attachent à leur bateau. La corde est faite en lanières de peau de morse tressées, et suffisamment longue pour qu’on puisse faire tout ce qu’il y a à faire sur le bateau, mais pas davantage. L’eau de la mer est glaciale, et celui qui y séjourne plus de quelques respirations meurt rapidement ; cependant, comme nos hommes sont habillés de peaux de phoques cousues très serré, il n’est pas rare que son compagnon de bord ait le temps de le faire remonter sur le bateau, et ainsi de lui sauver la vie.