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« Voici ce qui s’était passé, comme nous l’a raconté mon oncle Gundulf. Ils étaient allés très loin, recherchant une colonie qui n’aurait pas été visitée par les autres, lorsque Anskar vit un grand phoque mâle nager à proximité. Il lança son harpon ; mais lorsque le phoque plongea, une boucle de la ligne du harpon le saisit par la cheville, et il fut entraîné à la mer. Gundulf avait tout fait pour essayer de le tirer de là, car il était très fort. Mais ses efforts pour faire remonter son frère, joints à ceux du phoque sur la ligne – attachée au pied du mât –, firent chavirer le bateau. Gundulf s’était sauvé en remontant le long de sa propre attache et en coupant la ligne du harpon avec son couteau ; une fois le bateau redressé, il avait cherché Anskar, mais sa corde s’était rompue ; il nous montra l’extrémité déchiquetée de la tresse. Mon oncle Anskar était mort.

« Dans mon pays, les femmes meurent à terre, mais les hommes en mer, et c’est pourquoi nous appelons “bateau de femmes” le genre de sépulture que vous faites ici. Lorsqu’un homme meurt comme mon oncle Anskar était mort, on tend une peau sur un cadre, et on la peint ; puis elle est suspendue dans la maison où les hommes se rencontrent pour parler. Elle y reste tant qu’il y a quelqu’un pour se souvenir de celui qui a été ainsi honoré. On prépara donc une peau pour Anskar, et les peintres se mirent bientôt au travail.

« Alors, par un beau matin, où, mon père et moi, nous préparions nos outils en vue de creuser le sol pour la prochaine récolte – une journée que je n’oublierai jamais ! –, on vit revenir à toutes jambes au village des enfants que l’on avait envoyés à la recherche d’œufs d’oiseaux de mer. Un phoque, nous dirent-ils tout excités, s’était échoué sur la plage de galets de la baie du Sud. Comme chacun sait, les phoques n’accostent jamais là où se trouvent des hommes. Mais il arrive que des phoques morts ou blessés soient ainsi drossés à la côte. Pensant à cette possibilité, mon père, moi-même et beaucoup d’autres courûmes à la plage, car le phoque appartiendrait au premier qui le percerait de son arme.

« Je fus le plus rapide. Je m’étais muni d’une simple fourche, un objet qui n’est guère adapté au jet, mais j’étais talonné par plusieurs autres jeunes gens ; si bien que je la lançai de toutes mes forces alors que j’étais encore à une centaine de pas. Elle vola bien droit et toucha juste, enfonçant toutes ses dents dans le dos de la créature. Se déroula alors une scène comme j’espère bien ne jamais en revoir de ma vie. Le poids du manche de la fourche, qui était très long, déséquilibra l’animal, qui roula sur le côté, jusqu’à ce que le bois de l’instrument touche le sol.

« Je vis alors le visage de mon oncle Anskar, fort bien conservé par le froid et le sel de la mer. Des algues d’un vert profond étaient mêlées à sa barbe, et sa corde de survie, faite d’une solide peau de morse, avait été coupée net à seulement quelques empans de son corps.

« Mon oncle Gundulf, qui était allé sur la grande île, n’assista donc pas à la récupération du cadavre de son frère. Mon père et moi le soulevâmes et l’emmenâmes jusqu’à la maison de Gundulf. Nous l’allongeâmes sur la table, le bout de tresse coupée bien en évidence sur sa poitrine, pour qu’il le voie tout de suite. Puis en compagnie d’autres hommes de La Glacière, nous attendîmes mon oncle.

« Quand il vit son frère, il hurla – non pas un de ces cris comme en poussent les femmes, mais plutôt un mugissement rappelant un phoque mâle avertissant les autres mâles de ne pas s’approcher de son territoire et de ses femelles. Il s’enfuit dans l’obscurité. Nous organisâmes une garde autour des bateaux, et le pourchassâmes toute la nuit sur l’île. Et toute la nuit brillèrent les lumières, au sud absolu, qu’allument les esprits : ainsi nous savions que mon oncle Anskar chassait avec nous. Elles lancèrent leur éclat le plus puissant, avant de disparaître, au moment où nous le trouvâmes, caché dans les rochers du cap Rabdod. »

Hallvard se tut. Le silence était total tout autour de nous. Tous les malades qui se trouvaient à portée d’oreille l’avaient écouté. C’est finalement Méliton qui intervint : « L’avez-vous tué ?

— Non. C’est ce qui se serait passé dans les anciens temps, mais c’est une mauvaise chose. C’est maintenant la loi du continent qui s’occupe de venger les crimes de sang, et c’est mieux ainsi. Nous lui attachâmes les bras et les jambes, et le gardâmes sous surveillance dans sa propre maison, le temps que les hommes plus âgés préparent les bateaux. Il m’expliqua qu’il aimait une femme de la grande île. Je ne l’ai jamais vue, mais je sais qu’elle s’appelait Nennoc, qu’elle était belle et plus jeune que lui ; mais aucun homme n’en voulait, car elle avait eu un enfant d’un homme mort l’hiver précédent. Sur le bateau, il avait dit à Anskar qu’il voulait amener Nennoc chez eux, et Anskar l’avait traité de briseur de serments. Mon oncle Gundulf était fort. Il se saisit de son frère et le jeta par-dessus bord ; puis il enroula sa corde de secours autour de ses deux poignets, et la rompit comme une femme en train de coudre rompt son fil.

« Puis il était resté là, dit-il, appuyé sur le mât comme le font tous les pêcheurs, à regarder son frère se débattre dans l’eau. Il vit l’éclair d’une lame de couteau, mais il pensa que Anskar cherchait simplement à le menacer ou à lancer l’arme. »

Hallvard se tut de nouveau, et quand je compris qu’il n’allait pas continuer, je lui demandai : « Qu’est-ce que Anskar a fait ? Il y a quelque chose que je ne comprends pas. »

Un sourire, très léger, étira imperceptiblement les lèvres de Hallvard en dessous de sa moustache blonde. En le voyant je crus voir les îles de glaces du Sud, bleues, d’un froid intense. « Il coupa sa corde de sauvetage, celle que Gundulf venait de rompre. Comme cela, si jamais on trouvait son corps on saurait qu’il avait été tué. Vous comprenez, maintenant ? »

J’avais compris, et restai silencieux.

« C’est ainsi, grommela Méliton, que la merveilleuse vallée abritée des vents glaciaux du Sud revint au père de Hallvard, et qu’en racontant cette histoire, il s’est arrangé pour te faire savoir, Foïla, que quoi que n’ayant pas actuellement de biens au soleil, il est en passe d’en hériter un jour. Bien entendu, il a aussi expliqué qu’il vient d’une famille d’assassins.

— Méliton me croit beaucoup plus malin que je ne le suis, gronda le géant blond. Telle n’était pas mon intention. Ce qui compte pour le moment, ce ne sont ni l’or, ni les peaux, ni la terre, mais qui raconte la meilleure histoire. Et moi, qui en connais beaucoup, je viens de raconter celle que je considère comme la meilleure de toutes. Il est vrai, comme tu l’as dit, que je pourrais avoir droit à une part de la propriété à la mort de mon père. Mais mes sœurs qui ne sont pas encore mariées en auront aussi une part, qui leur servira de dot, tandis que le restant sera divisé entre mes frères et moi. De toute façon, c’est sans importance, parce que je n’emmènerais pas Foïla dans le Sud, où la vie est si dure. Depuis que je porte la lance, j’ai vu bien des endroits plus agréables.

— Je pense que ton oncle Gundulf devait beaucoup aimer Nennoc », dit Foïla.

Hallvard acquiesça. « Il a aussi dit cela tandis qu’il attendait, pieds et poings liés. Mais tous les hommes du Sud aiment leur femme. C’est pour elles qu’ils affrontent la mer, les tempêtes et les brouillards de l’hiver. On dit que lorsqu’un homme pousse son embarcation sur les galets, le son produit par le frottement du bois sur les pierres dit, ma femme, mes enfants, mes enfants, ma femme. »