Je demandai alors à Méliton s’il voulait maintenant raconter son histoire. Mais il secoua la tête, disant que nous étions encore tous pleins de l’histoire de Hallvard, et qu’il attendrait donc le lendemain. Chacun voulut alors questionner Hallvard sur la vie dans les terres australes, et on comparait ses réponses avec les façons de vivre locales. Seul l’Ascien gardait le silence. Cela me rappela les îles flottantes du lac Diuturna, et je racontai à Hallvard et aux autres ce que j’avais vu – sans mentionner toutefois le combat dans le château de Baldanders. Nous continuâmes à bavarder ainsi jusqu’à l’heure du repas du soir.
8
La pèlerine
Il commençait à faire nuit, au moment où nous achevâmes notre dîner. Nous étions toujours plus calmes à cette heure, non seulement parce que nous manquions de forces, mais aussi parce que nous savions que les blessés condamnés mouraient plus souvent après le coucher du soleil – au cœur de la nuit, en particulier –, à l’heure où les batailles passées venaient apurer leurs dettes.
Mais la nuit nous rendait plus conscients de la guerre aussi pour d’autres raisons. Il arrivait parfois – et ce fut notamment le cas au cours de cette nuit-ci – que les décharges des canons à énergie illuminassent le ciel comme des éclairs de chaleur. On entendait les sentinelles faire les cent pas, si bien que le terme de veille, que nous utilisons la plupart du temps simplement pour désigner la dixième partie d’une nuit, devenait une réalité audible, concrète, avec le bruit des pas et les ordres lancés de façon inintelligible.
Vint donc le moment où plus personne ne parla, et ce moment se mit à se prolonger de plus en plus, seulement interrompu par les murmures des bien-portants – les pèlerines et leurs esclaves masculins – lorsqu’ils venaient s’enquérir de l’état de tel ou tel malade. Une prêtresse en tenue écarlate vint s’asseoir près de mon lit ; j’avais l’esprit tellement ralenti et assoupi qu’il me fallut un bon moment pour me rendre compte qu’elle avait dû amener un tabouret avec elle.
« Vous êtes bien Sévérian, dit-elle, l’ami de Milès ?
— Oui.
— Il s’est souvenu de son nom ; j’ai pensé que ça vous ferait plaisir de le savoir. »
Je lui demandai quel était ce nom.
« Eh bien, Milès, évidemment. Je viens de vous le dire.
— Avec le temps, je crois qu’il va se rappeler d’autres choses. »
Elle acquiesça. Elle me parut être une personne d’âge mûr, dont le visage austère avait une expression bienveillante. « Je suis persuadé que la mémoire lui reviendra ; le nom de son pays, sa famille.
— S’il a un pays et une famille.
— C’est vrai, certains n’en possèdent pas. Il en est qui ne seraient même pas capables de fonder un foyer.
— Faites-vous allusion à moi ?
— Non, pas du tout. De toute façon, celui qui est victime d’une telle incapacité ne peut pas faire grand-chose pour la combattre. Mais il vaut beaucoup mieux avoir un foyer, en particulier pour les hommes. Beaucoup d’hommes sont à l’image de celui dont parlait votre ami, et pensent qu’ils bâtissent un foyer pour leur famille : mais le fait est qu’ils construisent un foyer et fondent une famille pour eux-mêmes.
— Vous avez donc écouté l’histoire de Hallvard ?
— Plusieurs d’entre nous l’ont suivie, en effet. C’était une bonne histoire. Une sœur est arrivée et m’a résumé l’histoire jusqu’au moment où le grand-père exprime ses volontés, et j’ai écouté la suite jusqu’à la fin. Avez-vous compris quel était le problème du mauvais oncle, Gundulf ?
— J’imagine qu’il était amoureux.
— Au contraire, c’est ce qu’il avait de bien. Voyez-vous, Sévérian, les gens sont comme des plantes. Ils ont une partie verdoyante, superbe, s’ornant souvent de fleurs ou de fruits, une partie qui s’élève vers le soleil et monte vers l’Incréé. Mais ils possèdent également une partie sombre qui le fuit et s’enfonce là où nulle lumière ne pénètre.
— Je n’ai jamais eu l’occasion d’étudier les écrits des initiés, répondis-je, mais même quelqu’un d’aussi inculte que moi peut avoir conscience de la présence du bien et du mal en chacun de nous.
— Mais ai-je parlé du bien et du mal ? Ce sont les racines qui donnent à la plante la force nécessaire pour s’élever vers le soleil, bien qu’elles n’en sachent rien. Supposez un instant que, passant en sifflant au ras du sol, une faux vienne à couper les tiges. Les tiges tombent et meurent, mais les racines peuvent faire pousser une nouvelle tige.
— Vous êtes en train de me dire que le mal, c’est bien.
— Non. Je suis en train de vous montrer que les choses que nous aimons dans les autres et celles que nous admirons en nous-mêmes jaillissent d’une source cachée en nous, à laquelle nous ne pensons guère. Comme tant d’autres hommes, Gundulf avait un besoin instinctif d’exercer une certaine autorité. Fonder un foyer était un moyen adéquat de l’assouvir – les femmes ont d’ailleurs un instinct semblable. Cet instinct était longtemps resté frustré chez Gundulf, comme il l’est chez beaucoup de soldats, ici. Les officiers ont la responsabilité du commandement ; mais les soldats n’ont rien de semblable et en souffrent, sans le savoir. Bien entendu, certains d’entre eux créent des liens particuliers avec quelques compagnons, et il leur arrive même parfois de se partager une femme, voire un de ces hommes qui sont comme des femmes. D’autres s’attachent à un animal, ou encore adoptent des enfants dont le foyer a été détruit par la guerre. »
N’ayant pas oublié le fils de Casdoé, je lui dis : « Je comprends pourquoi vous vous y opposez.
— Nous ne nous y opposons pas – certainement pas à cela, et même à des choses infiniment moins naturelles. Je ne parle que de l’instinct poussant à exercer une certaine autorité. Il conduisit le mauvais oncle à aimer une femme, et tout particulièrement une femme ayant déjà un enfant : cela signifiait pour lui avoir tout de suite une famille complète, dès qu’il aurait fondé son foyer. Voilà qui lui permettait de regagner le temps qu’il avait perdu, au moins en partie. »
Elle se tut, et je me contentai d’acquiescer.
« Mais il avait en réalité déjà perdu trop de temps ; son instinct s’est manifesté autrement. Il s’est peu à peu considéré comme maître de plein droit de terres dont il n’avait que l’usufruit pour son frère – mais aussi comme maître de la vie de ce dernier. Point de vue fallacieux, n’est-ce pas ?
— Je veux bien le croire.
— On peut avoir d’autres points de vue également fallacieux, quoique moins dangereux que celui-là. (Elle me sourit.) Considérez-vous que vous possédez quelque autorité particulière ?
— Je ne suis qu’un compagnon de l’ordre des Enquêteurs de Vérité et des Exécuteurs de Pénitence, titre qui ne confère aucune autorité. Ceux de notre guilde se contentent d’accomplir la volonté des juges.
— Je croyais la guilde des bourreaux abolie depuis longtemps. Serait-elle devenue une sorte de fraternité réservée aux licteurs ?
— Non, elle existe toujours.
— Sans aucun doute ; mais c’était une guilde véritable, il y a quelques siècles de cela, comme celle des orfèvres. C’est du moins ce que j’ai lu dans certains livres d’histoire conservés par notre ordre. »
En l’écoutant parler ainsi, j’éprouvai un véritable sentiment de bonheur sauvage. Non pas parce que je pensais qu’elle disait la vérité : je suis peut-être fou, à certains points de vue, mais je sais ce que sont ces points de vue, et l’habitude de s’abuser soi-même n’en fait pas partie. Il me parut néanmoins merveilleux – ne serait-ce que pour un bref moment – de vivre dans un univers où une telle croyance était possible. Je pris alors véritablement conscience pour la première fois, qu’il y avait dans la Communauté des millions de gens ignorant absolument tout des formes les plus hautes des sanctions judiciaires ainsi que des cercles d’intrigues emboîté les uns dans les autres qui entourent le trône de l’Autarque. Ce fut pour moi comme boire une coupe de vin ou, mieux, un alcool puissant ; je me sentis chancelant sous l’emprise de la joie.