Je n’avais pas d’autre solution que de la suivre ; la forêt au milieu de laquelle elle courait était très dense, et le sous-bois rendu impénétrable par les buissons. Sur le moment, je sentis la frayeur me gagner, au souvenir des lances ardentes des uhlans ; puis je me dis que la loi qui interdisait formellement d’utiliser les routes ne devait pas concerner cette région, à en juger par les nombreuses et bien visibles marques de passage. Si bien que lorsqu’un peu plus tard j’entendis les bruits de pas produits par une troupe nombreuse derrière moi, je me contentai de m’écarter du chemin de quelques enjambées et de regarder la colonne passer, sans me cacher.
Un officier caracolait en tête, sur un superbe palefroi mâchonnant nerveusement son frein avec des crocs non taillés et sertis de turquoise, de façon à s’accorder avec la couleur de son caparaçon et de la poignée de l’estoc de son propriétaire. Les hommes qui le suivaient à pied – des antepilani de l’infanterie lourde – avaient les épaules larges, la taille étroite, et leur visage bronzé était vide de toute expression. Ils portaient des corsèques à trois pointes, des demi-lunes et des épieux à la tête pesante. Ces armes disparates, ainsi que la diversité de leurs insignes et de leur accoutrement, me firent supposer que leur régiment avait été constitué à partir des restes de formations préexistantes. S’il en était bien ainsi, les combats auxquels ils avaient participé avaient fait d’eux des êtres impassibles. Ils étaient bien dans les quatre mille à avancer ainsi, d’un pas régulier, ni nerveux ni craintif, ne donnant aucun signe de fatigue ; si leur attitude était détendue, elle n’était pas négligée, et on aurait dit qu’ils restaient au pas sans effort et sans y penser.
Tirés par des trilophodons grognant et barrissant, suivaient les chariots de l’intendance. Je me rapprochai de la route quand ils arrivèrent à ma hauteur, car ils transportaient visiblement de la nourriture, pour l’essentiel ; mais ils étaient encadrés par des cavaliers, et l’un d’eux m’interpella, me demandant à quelle unité j’appartenais. Lorsqu’il m’ordonna de venir vers lui d’un geste, je pris la fuite ; j’avais beau avoir la conviction qu’il ne pouvait passer entre les arbres avec son destrier et qu’il ne l’abandonnerait pas pour me poursuivre à pied, je courus jusqu’à perdre haleine.
Lorsque finalement je m’arrêtai, je me trouvais dans une petite clairière silencieuse, entourée d’arbres malingres, et éclairée par la lumière verdâtre qu’ils laissaient filtrer entre leurs feuilles. La mousse qui recouvrait le sol était d’une telle épaisseur que j’avais l’impression de marcher sur le tapis épais de la pièce cachée par le tableau du Manoir Absolu, où j’avais rencontré le maître des lieux. Je restai un long moment appuyé au tronc mince de l’un des arbres, pour me reposer, l’oreille aux aguets. Mais les seuls bruits que j’entendais étaient les halètements de ma respiration et le rugissement du sang dans mes oreilles.
Je commençais à reprendre mon souffle, lorsque je pris conscience d’un autre bruit : le bourdonnement léger d’une mouche. Du coin de ma cape de guilde, j’essuyai mon visage ruisselant de sueur. Cette cape était dans un état lamentable, maintenant, toute déchirée et décolorée ; je me rappelai soudain que c’était pourtant celle-là même que maître Gurloes avait posée sur mes épaules, lorsque j’étais devenu compagnon, et que c’était avec elle sur mon dos que j’avais le plus de chances de mourir. La transpiration qu’elle avait absorbée avait maintenant la désagréable fraîcheur de la rosée, et l’air était chargé de l’odeur entêtante de la terre humide.
Le bourdonnement de la mouche s’interrompit, puis reprit – peut-être un peu plus insistant, ou peut-être me paraissant tel parce que j’avais complètement repris mon souffle. Distraitement, je la cherchai du regard, et la vis passer comme une flèche dans un rayon de lumière à quelques pas de moi, avant qu’elle n’aille se poser sur quelque chose de brun, dépassant de derrière un bouquet d’arbres serrés.
Une botte.
Je n’avais pas d’arme sur moi, ni rien qui puisse en tenir lieu. En temps normal, je n’aurais guère éprouvé de peur à l’idée d’avoir à affronter un homme seul à mains nues, en particulier en un tel endroit, où il aurait été impossible de faire tournoyer une épée ; mais j’avais perdu beaucoup de forces, et j’étais en train de découvrir que le fait de jeûner nous enlève aussi une partie de notre courage – à moins qu’il ne le consume, en laissant moins pour d’autres exigences.
Quoi qu’il en soit, je ne m’avançai que très prudemment, de côté et en silence, jusqu’à ce que je le visse. Il gisait sur le sol, complètement allongé, une jambe repliée sous lui, l’autre droite. Un cimeterre était posé sur le sol, près de sa main droite, encore relié à son poignet par une lanière de cuir. Son casque, une salade rudimentaire, avait roulé à quelques pas de lui. La mouche remonta la botte et finit par atteindre la peau nue, juste en dessous du genou, puis s’envola de nouveau, en faisant son bruit de scie miniature.
Je compris bien entendu tout de suite qu’il était mort, mais si j’en éprouvai un certain soulagement, le sentiment de ma solitude revint avec d’autant plus de force que je ne m’étais pas rendu compte de sa disparition. Soulevant l’homme par les épaules, je le retournai. Son corps n’était pas encore gonflé ; cependant l’odeur de la mort, bien que légère, était déjà là. Les traits de son visage s’étaient adoucis, comme un masque de cire que l’on aurait approché du feu ; il n’était plus possible de deviner quelle avait été son expression au moment de mourir. Il était jeune et blond, et sa figure de forme un peu carrée était belle. Je cherchai la blessure qui l’avait tué, mais ne trouvai rien.
Les liens qui retenaient son paquetage avaient été noués tellement serré que je ne pus ni défaire ni même détendre leurs attaches. Je finis par prendre le couteau accroché à sa ceinture pour les couper, et fichai ensuite la lame dans l’arbre le plus proche. Je trouvai une couverture, un morceau de papier, une poêle noircie par le feu avec une poignée amovible, deux paires de chaussettes épaisses (elles faisaient bien mon affaire), et surtout, surtout, un oignon accompagné d’une demi-miche de pain noir, enroulés dans un chiffon propre, ainsi que cinq morceaux de viande séchée et un bout de fromage protégés par un autre.
Je mangeai tout d’abord le pain et le fromage, me forçant, lorsque je constatai que j’étais incapable de manger lentement, à me lever toutes les trois bouchées pour faire quelques pas. Exigeant d’être longuement mâché, le pain m’aidait à ralentir ; il avait exactement le même goût que le pain dur que nous servions à nos clients de la tour Matachine. Je le savais pour en avoir volé une ou deux fois, davantage poussé par le plaisir de mal faire que par la faim. Sec et très salé, le fromage avait un parfum puissant, mais je le trouvai tout de même excellent ; je me dis que je n’en avais jamais mangé de semblable auparavant, et je suis sûr de n’en avoir jamais retrouvé depuis. C’était la vie même que je dévorais. Ce repas me donna soif, et je découvris les propriétés désaltérantes de l’oignon, qui stimule les glandes salivaires.
Au moment où j’en fus à la viande, laquelle était aussi extrêmement salée, ma faim était assez calmée pour que je me pose la question de savoir si je devais ou non la garder pour la nuit ; je décidai d’en manger un morceau, et de mettre les quatre autres de côté.
Il n’y avait pas eu le moindre vent depuis le matin, mais une brise légère venait de se lever, rafraîchissant mes joues, soulevant les feuilles mortes ainsi que le papier que j’avais sorti du sac du soldat ; frottant le sol, il alla se coller sur le pied d’un arbre. Toujours mâchant et avalant, j’allai le chercher. Il s’agissait d’une lettre – je supposai qu’il n’avait pas eu le temps de l’envoyer ou peut-être de la terminer. L’écriture en était anguleuse et plus petite que ce que j’aurais cru, mais peut-être était-ce parce qu’il voulait écrire un maximum de choses dans un espace restreint : on aurait dit que c’était la dernière feuille qu’il avait.