« Ne comprenez-vous pas ? Elle l’a fait revenir. Vous venez tout juste de dire qu’elle pouvait agir sans que vous vous en rendiez compte. Vous aviez la Griffe, et vous aviez Thècle en vous, en train de pourrir, comme vous dites.
— Sans le corps…
— Vous n’êtes qu’un matérialiste, comme tous les ignorants. Mais ce n’est pas pour cela que votre matérialisme est vrai en tant que théorie. Comprenez-vous ? En fin de compte, ce qui importe est l’esprit et le rêve… la pensée et l’amour… et l’action. »
J’avais été tellement bouleversé par l’idée qui venait de m’envahir, que je restai un moment sans pouvoir parler, prisonnier des pensées qui se bousculaient dans ma tête. Lorsque je finis par reprendre mes esprits, je fus tout surpris de voir Ava encore près de moi, et j’essayai de la remercier.
« Ce fut un moment de grande paix, de rester ainsi assise près de vous. Si l’une des sœurs était passée, j’aurais toujours pu dire que j’avais cru entendre un blessé se plaindre dans le secteur, et que je voulais savoir qui.
— Je n’ai pas encore tiré de conclusion sur ce que vous avez suggéré, à propos de Thècle. Je vais devoir y penser longtemps, probablement pendant plusieurs jours. On dit de moi que je suis plutôt stupide. »
Elle sourit, et, à la vérité, j’avais fait cette réflexion (sincère, cependant) au moins en partie pour la faire sourire. « Je ne crois pas. Vous êtes plutôt quelqu’un qui va au bout des choses.
— Peu importe… J’ai une autre question à vous poser. Souvent, lorsque je tente vainement de dormir, ou que je me réveille la nuit, je m’efforce de relier mes échecs et mes succès entre eux. Je veux dire, les fois où la Griffe a réussi à ressusciter quelqu’un, et les fois où elle est restée sans effet. J’ai l’impression qu’il ne peut pas, qu’il ne doit pas s’agir d’un simple hasard – même si le lien continue à m’échapper.
— Croyez-vous l’avoir saisi, maintenant ?
— Ce que vous avez dit à propos des personnes perdant leur humanité rentre peut-être en ligne de compte. Il y a eu une femme… je pense que c’était ce qui lui était arrivé, même si elle était très belle. Et il y a eu un homme, un ami ; il ne fut guéri qu’en partie, aidé, en quelque sorte. S’il est possible pour quelqu’un de perdre son humanité, il est alors certainement possible pour quelque chose n’en ayant jamais eu de l’obtenir. Ce que perd l’un, un autre le trouve, partout. Lui, je pense, était dans ce cas. Et puis aussi, les effets semblent moins prononcés lorsqu’il y a mort par violence.
— Je m’y serais attendue, dit Ava doucement.
— Elle a guéri le moignon de l’homme-singe dont j’avais coupé la main ; peut-être était-ce parce que j’étais responsable. Et elle a aidé Jonas, mais moi – Thècle –, j’avais utilisé ces fouets.
— Les puissances en œuvre dans la guérison nous protègent de la Nature. Pourquoi l’Incréé devrait-il nous protéger de nous-mêmes ? Nous pourrions nous protéger nous-mêmes de nous. Il se peut qu’il ne nous aide que lorsque nous regrettons ce que nous avons fait. »
Toujours perdu dans mes réflexions, j’acquiesçai.
« Je me rends à la chapelle, maintenant. Je crois que vous avez repris assez de force pour parcourir la distance. Voulez-vous m’accompagner ? »
Tant que je m’étais trouvé sous le vaste toit de toile de la tente, il avait constitué pour moi tout le lazaret. Je me rendais maintenant compte, quoique d’une manière vague et confuse, à cause de la nuit, qu’il y avait de nombreuses tentes et plusieurs pavillons. La plupart des tentes avaient comme la nôtre leurs parois relevées, pour en assurer la fraîcheur, et on aurait dit les voiles ferlées de navires à l’ancre. Nous n’entrâmes dans aucune, mais passâmes entre elles, suivant des sentiers tortueux. L’itinéraire me parut long. Puis nous atteignîmes une construction dont les pans étaient baissés ; ils n’étaient pas en toile grossière, mais en soie, et rougeoyaient, de l’extérieur, à cause des lumières allumées dedans.
« Autrefois, me dit Ava, nous avions une grande cathédrale. Dix mille personnes pouvaient y tenir et, cependant, une fois démontée, elle tenait dans un seul chariot. Notre Domnicellae a ordonné qu’elle fût brûlée peu de temps avant que je ne devienne postulante.
— Je sais, répondis-je. Je l’ai vue s’embraser. »
À l’intérieur de la tente de soie, nous nous agenouillâmes devant un autel tout simple, recouvert de monceaux de fleurs. Ava pria. Quant à moi, ne sachant pas de prières, je parlai silencieusement à quelqu’un qui par moments semblait être en dedans de moi, et à d’autres, comme l’ange le disait, infiniment loin.
11
Histoire de « fidèle au groupe des Dix-sept » : L’Homme juste
Le lendemain matin, après le déjeuner, comme personne ne s’était rendormi, je me risquai à demander à Foïla si l’heure n’était pas venue pour moi de trancher entre Méliton et Hallvard. Elle secoua la tête, mais avant même qu’elle eût prononcé un seul mot, l’Ascien prit la parole. « Au service du peuple, tous doivent faire leur part. Le bœuf tire la charrue, et le chien rassemble le troupeau, tandis que le chat attrape les souris dans le grenier. Ainsi chacun, homme, femme et même enfant, peut servir le peuple. »
Un sourire éclatant illumina le visage de Foïla. « Notre ami veut lui aussi conter une histoire, expliqua-t-elle.
— Quoi ? » Pendant un instant, je crus que Méliton allait réussir à s’asseoir sur son lit. « Vas-tu le laisser – vas-tu permettre que l’un d’eux… envisages-tu… »
Elle fit un geste, et il se tut après avoir encore bredouillé quelque chose. « Et pourquoi pas ? » Les commissures de ses lèvres se relevèrent légèrement. « Oui, je pense le laisser tenter sa chance. Bien entendu, il faudra que je vous traduise ce qu’il dira. Cela vous convient-il, Sévérian ?
— Si c’est ce que vous souhaitez, répondis-je.
— Ce n’était pas ce qui était convenu au départ ; je me souviens de chaque mot que tu as dit, grommela Hallvard.
— Je ne les ai pas oubliés non plus, admit Foïla. Mais cela ne va pas à l’encontre de notre accord ; je dirais même qu’au contraire, c’est tout à fait en accord avec l’esprit de notre convention, qui était que mes prétendants – ni particulièrement tendres ni particulièrement courtois, j’en ai peur, bien que les choses se soient un peu améliorées depuis que nous nous trouvons confinés ici – entrent en compétition. L’Ascien ne demande qu’à être mon soupirant ; n’avez-vous pas remarqué la façon dont il me dévisage ? »
L’Ascien récita : « Unis, les hommes et les femmes sont plus forts ; mais une femme brave désire des enfants, et non des maris.
— Il veut dire qu’il aimerait m’épouser, mais qu’il craint que sa demande ne soit pas agréée. Il a tort. » Foïla regarda Hallvard et Méliton tour à tour, et son sourire se fit plus malicieux. « Auriez-vous par hasard tous les deux peur de lui, dans un concours d’histoires ? Sans doute deviez-vous courir comme des lapins, en apercevant un Ascien sur le champ de bataille. »
Aucun des deux hommes ne répondit, et au bout d’un moment, l’Ascien reprit la parole. « Dans les anciens temps, la loyauté à la cause du peuple était universelle. La volonté du groupe des Dix-sept était la volonté de tous. »
Foïla traduisit : « Il était une fois…
— Ne restons pas inoccupés. Si quelqu’un est inoccupé, qu’on le mette avec d’autres inoccupés comme lui, et qu’on les laisse chercher une terre inoccupée. Que tous ceux qu’ils rencontrent leur en indiquent la direction. Il vaut mieux faire cent lieues à pied que de rester assis dans la Maison de la Famine.