— … une ferme éloignée de tout et dont la terre était travaillée en commun par des gens n’étant pas parents.
— L’un est fort, l’autre est beau, un troisième est un artisan habile. Lequel est le meilleur ? Celui qui sert le peuple.
— Parmi eux, il y avait un homme de bien.
— Que l’on confie le soin de partager les tâches à quelqu’un d’avisé dans le partage du travail. Que l’on confie le soin de partager la nourriture à quelqu’un d’avisé dans l’art de partager les aliments. Qu’on veille à ce que les cochons deviennent gras, et à ce que les rats meurent de faim.
— Mais les autres le trompaient quand il fallait partager.
— Réunis en conseil, les gens peuvent juger, mais personne ne doit recevoir plus de cent coups.
— Il se plaignit, mais les autres le battirent.
— Comment les mains sont-elles alimentées ? Par le sang. Comment le sang atteint-il les mains ? Par les artères. Si les artères se ferment, les mains se gangrènent.
— Il laissa la ferme et prit la route.
— Là où siège le groupe des Dix-sept, justice finale est toujours rendue.
— Il se rendit à la capitale, où il se plaignit de la manière dont il avait été traité.
— Qu’il y ait toujours de l’eau propre pour ceux qui peinent ; qu’il y ait toujours pour eux bonne nourriture et lit bien frais.
— Il revint à la ferme, fatigué et ayant très faim après son voyage.
— Personne ne doit recevoir plus de cent coups.
— Ils le battirent de nouveau.
— Derrière chaque chose, on trouve une autre chose, indéfiniment ; ainsi l’arbre derrière l’oiseau, la pierre en dessous du sol, et le soleil au-delà de Teur. Au-delà de nos efforts faisons en sorte de trouver d’autres efforts.
— L’homme de bien ne renonça pas. Une fois de plus, il laissa la ferme pour aller à la capitale.
— Est-il possible d’écouter tous ceux qui réclament justice ? Non, car tous crient ensemble. Qui donc sera écouté : celui qui crie le plus fort ? Non, car tous crient très fort. Celui qui crie le plus longtemps sera écouté, et justice lui sera rendue.
— Arrivé dans la capitale, il campa sur le seuil même du conseil du groupe des Dix-sept, suppliant tous ceux qui passaient de bien vouloir l’écouter. Il lui fallut très longtemps avant d’être autorisé à pénétrer dans le palais, où les autorités prêtèrent une oreille attentive à ses plaintes.
— Ainsi le dit le groupe des Dix-sept : “À ceux qui volent, que l’on prenne tout ce qu’ils possèdent, car rien de ce qu’ils ont ne leur appartient.”
— Ils lui dirent de retourner à la ferme et d’annoncer en leur nom aux méchants qu’ils devaient partir.
— Tel l’enfant obéissant vis-à-vis de sa mère, tel le citoyen vis-à-vis du groupe des Dix-sept.
— Il fit ce qu’on lui avait dit de faire.
— Qu’est-ce qu’un discours insensé ? Du vent. Il entre par les oreilles et ressort par la bouche. Personne ne doit recevoir plus de cent coups.
— Ils se moquèrent de lui et le battirent.
— Au-delà de nos efforts, faisons en sorte de trouver de nouveaux efforts.
— L’homme de bien n’abandonna pas. Une fois de plus, il retourna à la capitale.
— Le citoyen doit rendre au peuple tout ce qui est dû au peuple. Qu’est-ce qui est dû au peuple ? Tout.
— Il était très fatigué. Ses vêtements étaient en haillons, et ses chaussures trouées. Il n’avait rien pour se nourrir, et rien qu’il pût vendre.
— Il vaut mieux être juste qu’être généreux, mais seuls les bons juges peuvent être justes ; laissons être généreux ceux qui ne peuvent être justes.
— Dans la capitale, il vécut en mendiant. »
Arrivé là, je ne pus m’empêcher d’interrompre le conteur et son interprète. Je dis à Foïla que je trouvais extraordinaire qu’elle comprît si bien ce que chacune des phrases toutes faites de l’Ascien signifiait dans le contexte de l’histoire, mais que je n’arrivais pas à voir comment elle s’y prenait. Comment, par exemple, déduisait-elle de l’aphorisme sur la générosité et la justice que le héros était devenu un mendiant ?
« Eh bien, me répondit-elle, imaginez que quelqu’un d’autre Méliton, pourquoi pas – soit en train de raconter une histoire, et qu’à un moment donné il se mette à tendre la main et à demander l’aumône. Vous comprendriez tout de suite ce qu’il veut, non ?
— Bien entendu.
— C’est exactement la même chose ici. Il arrive parfois que nous trouvions des soldats asciens qui, affamés ou malades, ont été incapables de suivre les mouvements de leur unité ; une fois qu’ils ont compris que nous n’allions pas les tuer, ils commencent par dire ce truc sur la générosité et la justice. En ascien, cela va de soi. C’est ce que disent les mendiants dans leur pays. »
« Celui qui crie le plus longtemps sera écouté, et justice lui sera rendue.
— Cette fois-ci, il lui fallut attendre longtemps avant d’être admis dans le palais, mais finalement on le laissa entrer et on écouta ce qu’il avait à dire.
— Ceux qui ne veulent pas servir le peuple serviront le peuple.
— Ils dirent qu’ils mettraient les méchants en prison.
— Qu’il y ait toujours de l’eau propre pour ceux qui peinent ; qu’il y ait toujours pour eux bonne nourriture et lit bien frais.
— Il retourna chez lui.
— Personne ne doit recevoir plus de cent coups.
— Il fut une fois de plus battu.
— Au-delà de nos efforts, faisons en sorte de trouver de nouveaux efforts.
— Mais il ne renonça pas. Encore une fois, il prit la route menant à la capitale pour se plaindre.
— Ceux qui combattent pour le peuple combattent avec mille cœurs ; ceux qui combattent contre le peuple sans aucun.
— Les méchants commencèrent à avoir peur.
— Que personne ne s’oppose aux décisions du groupe des Dix-sept.
— Ils se dirent entre eux : “Il s’est rendu au palais une fois et bien d’autres fois, et chaque fois il a certainement dû raconter aux autorités que nous n’obéissions pas à leurs ordres. Certainement, ils vont maintenant envoyer des soldats pour nous tuer.”
— S’ils sont blessés dans le dos, qui étanchera leur sang ?
— Les méchants s’enfuirent.
— Où sont donc ceux qui, dans les temps passés, se sont opposés aux décisions du groupe des Dix-sept ?
— On ne les a plus jamais revus.
— Qu’il y ait toujours de l’eau propre pour ceux qui peinent ; qu’il y ait toujours pour eux bonne nourriture et lit bien frais. Alors ils chanteront à leur travail, et leur tâche leur paraîtra légère. Et ils chanteront à la récolte et la récolte sera pesante.
— L’homme de bien retourna chez lui et vécut heureux et eut beaucoup d’enfants. »
Tout le monde applaudit l’histoire, autant ému par le récit lui-même que par l’ingéniosité du prisonnier ascien et par l’aperçu qu’il nous avait donné des traditions culturelles de son pays, mais plus que tout peut-être, par la grâce et l’habileté mises par Foïla dans sa traduction.