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Je n’ai aucun moyen de savoir, si vous, qui lirez un jour ces chroniques, aimez ou non les histoires. Si ce n’est pas le cas, sans doute avez-vous feuilleté ces dernières pages sans trop y prêter attention. Je dois avouer les aimer particulièrement. Il me semble souvent en effet que de toutes les bonnes choses que nous offre le monde, les seules que l’humanité peut revendiquer comme étant vraiment les siennes sont la musique et les histoires ; le reste – la miséricorde, la beauté, le sommeil, l’eau pure et la bonne nourriture (comme aurait dit l’Ascien) –, tout cela est l’œuvre de l’Incréé. Certes, les histoires sont choses insignifiantes au regard de la structure de l’univers, mais il est bien dur de ne pas préférer ce qui vient de nous – bien dur pour moi, en tout cas.

Grâce à cette histoire, qui est la plus courte et la plus simple de toutes celles que j’ai consignées dans ce livre, il me semble avoir appris plusieurs choses non dénuées d’importance. Tout d’abord à quel point nos discours, que nous croyons originaux et improvisés, sont en réalité composés d’expressions toutes faites. L’Ascien paraissait parler à l’aide de phrases apprises par cœur, bien que nous ne les ayons jamais entendues jusqu’à ce qu’il les utilise pour la première fois. Foïla semblait parler comme parlent habituellement les femmes ; m’aurait-on demandé si elle employait ce genre de locutions toutes faites, j’aurais certainement répondu que non – et pourtant, on aurait pu bien souvent deviner la fin de l’une de ses phrases à l’aide des deux ou trois premiers mots.

En deuxième lieu, j’ai compris combien il était difficile d’éliminer le besoin de s’exprimer. Le peuple d’Ascie s’était trouvé réduit à parler seulement avec la voix de ses maîtres ; mais il en avait fait une nouvelle langue, et je ne doutais plus, après avoir entendu l’histoire de l’Ascien, qu’il ne fût capable d’exprimer tout ce qu’il avait envie de dire.

En dernier lieu, enfin, j’ai une fois de plus pris conscience des multiples formes que peut adopter la narration d’une histoire. Aucune, certainement, n’aurait pu être plus simple que celle du conte de l’Ascien ; cependant, que signifiait-elle ? Son but était-il de faire l’apologie du groupe des Dix-sept ? La seule mention de leur nom avait suffi à faire fuir les méchants. L’histoire visait-elle à les dénoncer ? Ils avaient écouté les doléances de l’homme de bien, après quoi ils n’avaient rien fait pour lui, sinon l’assurer de leur appui verbal. Rien n’indiquait qu’ils avaient l’intention d’aller plus loin.

Je n’avais cependant pas appris les choses que j’aurais le plus souhaité apprendre en écoutant l’Ascien et Foïla. Pour quelle raison avait-elle accepté que l’Ascien entrât en compétition avec les autres ? Par pure malice ? À ses yeux rieurs, on aurait pu facilement le croire. Peut-être était-elle véritablement attirée par lui ? Je trouvais déjà cela plus difficile à admettre, mais ce n’était en rien impossible. Qui n’a vu des femmes attirées par des hommes tout à fait dénués d’attraits ? Elle avait de toute évidence beaucoup eu affaire aux Asciens, et lui n’était pas un soldat ordinaire, puisqu’on lui avait appris notre langue. Espérait-elle pouvoir lui arracher quelque secret ?

Et lui ? Méliton et Hallvard s’étaient mutuellement accusés d’avoir raconté des histoires avec des arrière-pensées. Avait-il fait la même chose ? Si c’était le cas, son message, adressé à Foïla mais aussi à nous tous, était sûrement qu’il n’abandonnerait jamais.

12

Winnoc

Ce soir-là, j’eus de nouveau un visiteur : l’un des esclaves au crâne rasé. Je m’étais assis sur mon lit dans l’espoir d’engager la conversation avec le soldat ascien, lorsque l’homme vint s’installer à côté de moi. « Est-ce que vous vous souvenez de moi, licteur ? me demanda-t-il. Je m’appelle Winnoc. »

Je secouai la tête.

« C’est moi qui me suis occupé de vous et qui vous ai fait prendre votre bain, le soir où vous êtes arrivé avec votre ami, me rappela-t-il. J’ai attendu que vous soyez bien remis pour venir vous parler. Je suis passé hier au soir, mais vous étiez en pleine conversation avec l’une de nos postulantes. »

Je lui demandai de quel sujet il souhaitait m’entretenir.

« Je viens à l’instant de vous donner le titre de licteur, et vous ne l’avez pas rejeté. En êtes-vous vraiment un ? Vous en portiez en tout cas l’habit cette nuit-là.

— J’ai en effet été licteur, répondis-je, et ces vêtements sont les seuls que je possède.

— Mais vous n’en êtes plus un ? »

Je secouai la tête. « Je suis venu dans le Nord pour m’engager dans l’armée.

— Ah bon », murmura-t-il. Son regard se perdit dans le vague pendant un moment.

« Je ne suis certainement pas le seul à le faire.

— Non, mais la plupart des soldats s’engagent dans le Sud, ou bien sont enrôlés de force. Il y en a quelques-uns comme vous qui viennent sur place, car ils veulent se faire admettre dans telle ou telle unité où ils ont des amis ou des relations. La vie de soldat… »

J’attendis qu’il continuât.

« Ça ressemble pas mal à la vie d’esclave, je crois. Je n’ai jamais été soldat moi-même, mais j’ai souvent eu l’occasion de parler avec eux.

— Votre vie est-elle tellement pénible ? J’aurais pensé que les pèlerines étaient de bonnes maîtresses. Est-ce qu’elles vous battent ? »

Il sourit à cela, et se tourna de manière à me montrer son dos. « Vous qui avez été licteur, dites-moi ce que vous pensez de mes cicatrices… »

C’est à peine si je les devinais dans la pénombre qui régnait à ce moment-là. Je les touchai du doigt. « Tout ce que je peux dire c’est qu’elles sont fort anciennes et qu’elles ont été faites avec un fouet.

— Je n’avais pas vingt ans quand je les ai reçues, et j’en ai maintenant près de cinquante. C’est un homme portant des vêtements noirs comme les vôtres qui me les a faites. Avez-vous été licteur longtemps ?

— Non, pas très.

— Alors vous ne connaissez pas très bien le métier ?

— Assez pour pouvoir le pratiquer.

— C’est tout ? L’homme qui m’a fouetté m’a dit qu’il appartenait à la guilde des bourreaux. J’avais pensé que vous en aviez peut-être entendu parler.

— C’est le cas.

— Existe-t-elle vraiment ? Il y a des gens qui prétendent qu’elle a disparu depuis longtemps ; mais ce n’était pas ce que disait l’homme qui m’a fouetté.

— Pour autant que je le sache, elle existe encore, lui dis-je. Est-ce que vous vous souviendriez par hasard du nom de celui qui s’est occupé de vous ?

— Il s’est lui-même présenté comme le compagnon Palémon – ah ! je vois que vous le connaissez !

— Oui, il a été mon professeur pendant plusieurs années. C’est un vieillard, maintenant.

— Il est donc toujours en vie ? Pensez-vous le revoir un jour ?

— Je ne crois pas.

— Moi, j’aimerais bien ; peut-être cela m’arrivera-t-il. Après tout, l’Incréé est celui qui agence toutes choses. Vous autres, jeunes gens, menez des vies aventureuses. Je sais de quoi je parle, j’ai fait la même chose, à votre âge. Ne savez-vous pas que c’est lui qui donne forme et sens à tout ce que nous faisons ?

— C’est bien possible.

— Croyez-moi, il en va ainsi. J’ai vu tellement plus de choses que vous. Et dans ces conditions, il n’est pas exclu que je ne revoie jamais le compagnon Palémon, et que vous soyez venu ici pour être mon messager. »

Il se tut, juste au moment où je m’attendais à le voir me donner le message auquel il venait de faire allusion. Autour de nous, les malades qui avaient écouté avec tant d’attention l’histoire de l’Ascien bavardaient maintenant entre eux. Mais dans la pile des assiettes sales qu’avait rassemblées le vieil esclave, il y en eut une qui glissa en produisant un léger claquement, que j’entendis.