« Que savez-vous des lois de l’esclavage ? finit-il par me demander. Je veux dire, des différentes façons dont un homme ou une femme peuvent devenir légalement esclaves ?
— Très peu de chose, je l’avoue. L’un de mes amis (j’étais en train de penser à l’homme vert) était dit esclave, mais il n’était en vérité qu’un étranger malchanceux dont s’étaient emparés des gens sans scrupule. Je savais que c’était illégal. »
Il acquiesça de la tête. « Avait-il la peau foncée ?
— On aurait pu dire cela, en effet.
— Dans les anciens temps, d’après ce que j’ai entendu dire, c’était la couleur de la peau qui faisait que l’on était esclave.
Plus un homme avait la peau sombre, plus il avait de chances d’en devenir un. Voilà qui est difficile à croire, je trouve. Nous avions autrefois dans l’ordre une châtelaine très versée en histoire ; c’est elle qui m’a raconté ça. Et c’était une femme en qui on pouvait avoir confiance.
— Cela doit sans doute venir du fait que les esclaves sont souvent obligés de travailler en plein soleil, observai-je. Beaucoup de coutumes anciennes nous paraissent maintenant avoir été de simples caprices. »
Cette réflexion le mit légèrement en colère. « Croyez-moi, jeune homme, j’ai connu l’ancien temps, et je connais l’époque actuelle ; j’en sais plus que vous sur ce qui est le mieux des deux.
— C’est ce que maître Palémon avait coutume de dire. »
Comme je l’avais espéré, l’allusion le ramena au thème principal de ses réflexions. « Il n’y a que trois façons dont un homme peut devenir esclave, reprit-il, quoique ce soit différent pour les femmes, à cause du mariage et du concubinage.
« Si un homme, déjà esclave de son état, est amené dans la Communauté depuis un pays étranger, il demeure un esclave ; le maître qui l’a importé peut le vendre s’il veut. Première façon. Les prisonniers de guerre – comme le soldat ascien qui est ici – sont les esclaves de l’Autarque, le Maître des maîtres, et l’Esclave des esclaves. L’Autarque peut les vendre s’il le désire. Il le fait souvent, et comme la plupart de ces Asciens ne savent pas faire grand-chose, en dehors des travaux pénibles, on les retrouve souvent comme rameurs dans le cours supérieur des rivières. Deuxième façon.
« Quant à la troisième, c’est lorsqu’un homme libre décide de se vendre à quelqu’un ; un homme libre est en effet maître de son propre corps – il est en quelque sorte déjà son propre esclave, en ce sens.
— Il est bien rare, remarquai-je, que les esclaves soient fouettés par les bourreaux, puisqu’ils peuvent être battus par leurs maîtres.
— À cette époque-là, je n’en étais pas un. C’est une partie de ce que je voulais demander au compagnon Palémon. Je n’étais encore qu’un gamin lorsque je fus pris en train de voler. Le compagnon Palémon est venu me parler, le matin même du jour où je devais être fouetté. J’ai pensé que c’était une démarche généreuse de sa part, même si c’est à ce moment-là qu’il m’a dit faire partie de la guilde des bourreaux.
— Nous préparons toujours nos clients, lorsque c’est possible, expliquai-je.
— Il me conseilla de ne pas me retenir de crier – ça fait nettement moins mal, m’a-t-il dit, si l’on crie juste au moment où tombe le fouet. Il m’a promis que je ne recevrais pas un seul coup de plus que ce qu’avait décidé le juge, et que je pouvais donc les compter si je voulais, afin de savoir quand le châtiment serait sur le point d’être terminé. Il a également ajouté qu’il ne frapperait pas plus fort qu’il ne le fallait, juste assez pour faire éclater la peau, sans casser les os. »
J’acquiesçai.
« Je lui demandai alors s’il pouvait me faire une faveur, reprit Winnoc, et il me dit que oui, dans la mesure de ses moyens. Je voulais qu’il revienne me voir pour me parler, après, et il a répondu qu’il s’arrangerait pour le faire, quand je me serais un peu remis. Entra alors à ce moment un caloyer pour lire la prière.
« On m’attacha à un poteau, les mains au-dessus de la tête, le texte de la condamnation cloué au-dessus d’elles. Sans doute avez-vous procédé vous-même ainsi à de nombreuses reprises.
— Assez souvent, admis-je.
— Je me doute bien que l’on n’a pas fait d’exception particulière pour moi. Je porte encore les cicatrices, mais elles se sont atténuées, comme vous l’avez remarqué. J’ai vu bien des hommes qui en avaient de pires. Comme le veut la coutume, les geôliers me traînèrent jusqu’à ma cellule, mais je crois que j’aurais pu marcher. Cela ne fait pas aussi mal que de perdre un bras ou une jambe. Ici, j’ai aidé les chirurgiens à faire plus d’une amputation.
— Étiez-vous mince, à cette époque ?
— Maigre, même ; je crois qu’on aurait pu facilement me compter les côtes.
— Cela vous a grandement favorisé, en fait. Le fouet s’enfonce profondément dans le dos d’un homme gras, et il saigne comme un cochon qu’on égorge. Les gens disent souvent que les commerçants ne sont pas assez sévèrement punis lorsqu’ils trichent sur le poids ou la qualité, mais ceux qui prétendent cela ne savent pas à quel point ils souffrent au moindre coup de fouet. »
Winnoc eut un geste d’acquiescement. « Le jour suivant, je me sentais presque aussi fort que d’habitude, et comme il l’avait promis, le compagnon Palémon vint me rendre visite. Je lui parlai un peu de moi – comment j’avais vécu jusqu’ici et tout – et lui demandai d’en faire autant pour lui. J’imagine que cela doit vous sembler bizarre d’avoir eu envie de bavarder avec un homme qui venait de me fouetter ?
— Pas du tout. J’ai souvent entendu raconter des histoires similaires.
— Il m’a dit avoir fait quelque chose allant à l’encontre des règles de sa guilde. Il n’a pas voulu me dire quoi, mais c’est à cause de cela qu’il se trouvait en exil pour un temps. Il me décrivit ce qu’il éprouvait et combien il se sentait seul. Il me dit aussi avoir essayé de se consoler en pensant à tous ceux qui vivaient sans faire partie d’une guilde et qui se trouvaient donc en permanence dans sa situation ; mais il n’avait pu que se sentir désolé pour eux et, du coup, n’avait pas tardé à s’apitoyer de nouveau sur son propre sort. Il me conseilla, si je voulais être heureux et ne pas me retrouver dans la même situation où j’étais présentement, de chercher une fraternité quelconque et de m’y faire admettre.
— Et alors ? demandai-je.
— J’ai décidé de suivre son conseil. Lorsqu’on me relâcha, j’allai parler aux maîtres de nombreuses guildes, commençant par choisir celles qui m’attiraient le plus, tout d’abord, pour finir par m’adresser à celles susceptibles, à mon avis, de m’accepter, comme la guilde des bouchers ou la guilde des fabricants de chandelles. Mais aucune d’elles ne voulait d’un apprenti de mon âge, ou encore de quelqu’un n’ayant pas les moyens de payer un droit d’entrée – quand on ne mettait pas en doute mon honnêteté : ils avaient vu mon dos, et pensaient que je pourrais leur valoir des ennuis.
« Je pensai alors à m’enrôler sur un bateau ou à m’engager dans l’armée ; il m’arrive parfois de regretter de ne l’avoir pas fait, mais je me dis que si je l’avais fait, je serais peut-être en train de le regretter, ou peut-être même pas en vie pour éprouver ce genre de regrets. J’eus ensuite l’idée de m’affilier à un ordre religieux, je ne sais pas pourquoi. J’en ai contacté plusieurs, et deux d’entre eux m’offrirent une place dans leurs rangs, même en sachant que je n’avais pas d’argent et après avoir vu mon dos. Mais plus je me faisais expliquer le mode de vie qu’il me faudrait adopter, plus j’avais l’impression que je ne pourrais pas le supporter. Je buvais pas mal, à l’époque, et j’aimais les filles ; je n’avais pas envie de changer sur ces deux chapitres.