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Finalement, espérant distraire mon esprit de souvenirs aussi mélancoliques, je me levai, m’étirai et me rendis jusqu’au lit de Foïla. Elle était réveillée. Nous bavardâmes pendant un moment, et je lui demandai si j’allais pouvoir juger les différentes histoires ; mais elle dit qu’il faudrait attendre au moins encore un jour.

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Histoire de Foïla : La Fille de l’écuyer

« Hallvard, Méliton et même le soldat ascien ont eu leur chance : pourquoi n’aurais-je pas aussi droit à la mienne ? Même l’homme qui courtise une jeune fille en pensant qu’il n’a pas de rival en a au moins un – ou plutôt, une : la jeune fille elle-même. Elle peut se donner à lui, mais elle peut également choisir de se garder pour elle-même. Son prétendant doit la convaincre qu’elle sera plus heureuse avec lui qu’en restant seule ; et ce n’est pas parce que les hommes arrivent souvent à persuader les jeunes filles de cela que la chose se vérifie à chaque fois. Je m’inscris donc dans la compétition, prête à me gagner moi-même, si c’est possible. Si je me marie pour écouter des histoires, pourquoi devrais-je épouser quelqu’un qui est moins bon conteur que moi ?

« Chacun, jusqu’ici, a raconté une histoire de son pays. Je ferai de même. Mon pays est la terre des vastes horizons, du ciel infini ; la terre de la prairie, du vent et du bruit des sabots lancés au galop. En été, l’autan peut être aussi brûlant que le souffle d’un four, et quand l’incendie ravage la pampa, le front de fumée s’étire sur des centaines de lieues, tandis que le lion chevauche le buffle pour y échapper, évoquant un démon. Les hommes de mon pays ont le courage du taureau, et les femmes l’impétuosité du faucon.

« Lorsque ma grand-mère était encore une jeune fille, existait dans mon pays une villa tellement éloignée de tout que jamais personne ne passait par là. Elle appartenait à un écuyer, qui avait pour suzerain le seigneur de Pascua. Les terres en étaient riches, et la maison était belle – même s’il avait fallu que des bœufs tirassent tout un été les poutres qui soutenaient le toit pour les amener sur le site. Les murs étaient de terre, comme ils le sont toujours dans mon pays, et épais de trois pas. Les habitants des régions boisées considèrent avec mépris les murs de terre, mais ils gardent la fraîcheur en été, la chaleur en hiver, ne brûlent pas et, passés à la chaux, ont belle apparence. La maison comportait une tour et une vaste salle de banquet, ainsi qu’un système de cordes, de poulies et de seaux grâce auquel deux merychippus, tournant en rond, faisaient monter l’eau pour irriguer le jardin de la terrasse, sur le toit.

« L’écuyer était un homme chevaleresque, et son épouse une femme délicieuse ; mais de tous les enfants qu’ils eurent, un seul vécut au-delà d’un an, une fille. Elle était grande, la peau brune comme le cuir tanné mais douce comme de l’huile ; ses cheveux avaient la couleur des vins les plus clairs et ses yeux étaient sombres comme nuée d’orage. Mais voilà : la villa était tellement écartée de tout que personne ne la connaissait ni ne cherchait à la connaître. Il lui arrivait souvent de chevaucher toute une journée, portant le faucon sur le gantelet ou poursuivant ses ocelots de chasse tachetés qui venaient de débusquer une antilope. Mais souvent aussi elle restait tout le jour confinée dans sa chambre, à écouter le chant de l’alouette dans sa cage, et à tourner les pages des anciens livres amenés par sa mère après son mariage.

« Ses parents décidèrent finalement qu’il était temps qu’elle se marie, car elle allait avoir bientôt vingt ans. Après quoi, sinon, personne n’en voudrait. L’écuyer expédia donc des hommes à trois cents lieues à la ronde, dans toutes les directions ; ils étaient chargés de proclamer sa beauté, et de faire savoir qu’à la mort du maître, la propriété reviendrait entièrement à celui qu’elle épouserait. Bien d’excellents cavaliers répondirent à cet appel ; leurs selles étaient niellées d’argent fin, et le précieux corail ornait le pommeau de leur épée. L’écuyer les reçut tous noblement et sa fille, les cheveux relevés et cachés sous un chapeau d’homme, le long couteau de chasse pendant à sa ceinture dans un baudrier masculin, se mêla à ses prétendants, faisant semblant d’être l’un d’entre eux ; ainsi put-elle découvrir ceux qui se vantaient de leurs conquêtes féminines, et ceux qui dérobaient des objets quand ils ne se croyaient pas observés. À la fin de chaque soirée, elle allait voir son père et lui disait leurs noms ; après son départ, l’écuyer convoquait ceux qu’elle avait désignés, et leur parlait des piquets installés où personne ne va jamais, où des hommes attachés avec des lanières de cuir meurent sous la brûlure du soleil. Et le lendemain, ils sellaient leur monture et prenaient la route.

« Il n’en resta bientôt plus que trois. La fille de l’écuyer dut renoncer à son stratagème, car elle pouvait craindre qu’étant en si petit nombre, ils ne s’en aperçussent et ne la reconnussent. Elle alla donc dans sa chambre, libéra sa chevelure du chapeau d’homme et la brossa longuement ; puis elle enleva son habit de chasseur, et prit un bain parfumé. Elle glissa des bagues à ses doigts, des bracelets à ses bras, et accrocha de grands anneaux d’or à ses oreilles ; sur sa tête, elle posa le fin diadème d’or que les filles d’écuyer ont le droit de porter. Bref, elle fit tout ce qu’il fallait pour se faire belle, et comme en outre elle avait un noble cœur, il n’y avait peut-être pas plus ravissante fille à marier qu’elle sur terre.

« Une fois qu’elle fut habillée et parée à son goût, elle envoya sa domestique chercher son père et ses trois prétendants. “Regardez-moi bien, chevaliers, dit-elle. Vous voyez un anneau d’or sur mon front, et des anneaux plus petits suspendus à mes oreilles ; d’autres anneaux encore encerclent les bras qui encercleront l’un de vous, et des anneaux minuscules entourent mes doigts. Mon coffret à bijoux est ouvert sous vos yeux, mais vous n’y trouverez plus un seul anneau. Un autre anneau se trouve cependant dans cette pièce, un anneau que je ne porte pas. L’un de vous peut-il le découvrir et me l’apporter ?”

« Les trois prétendants regardèrent en haut, regardèrent en bas, derrière les tentures, en dessous du lit. Finalement, le plus jeune se saisit de la cage de l’alouette et la porta à la fille de l’écuyer ; et là, encerclant la patte droite de l’oiseau, se trouvait en effet une minuscule bague d’or. “Écoutez-moi, maintenant, dit-elle alors. Deviendra mon époux celui qui pourra me rapporter ce petit oiseau brun.”

« En disant ces mots, elle ouvrit la cage, y plongea la main, fit grimper l’alouette sur son doigt et, l’amenant ainsi près de la fenêtre, la lança vers le ciel. Pendant quelques instants, les trois prétendants purent apercevoir les reflets lancés par le petit anneau d’or ; l’alouette monta, monta, et ne fut bientôt plus qu’un infime point noir dans l’espace.

« Alors les prétendants se précipitèrent dans l’escalier et dans la cour, appelant à grands cris pour qu’on leur selle leurs montures, leurs amis aux sabots ailés, qui déjà les avaient portés sur tant de lieues à travers la pampa déserte. Les selles niellées d’argent volèrent par-dessus les échines et en quelques instants, tous trois étaient hors de vue de l’écuyer et de sa fille, et ne se voyaient même plus entre eux. Car l’un d’eux était parti en direction du nord, vers les jungles humides, le deuxième en direction de l’est, vers les montagnes, et le plus jeune en direction de l’ouest, vers la mer qui ne connaît pas le repos.