J’essayai de me souvenir, tout en suivant les nombreux détours du chemin, à quel moment je m’étais déjà senti aussi bien. Ce n’était ni dans les montagnes ni sur le lac : les épreuves que j’y avais subies m’avaient affaibli progressivement, jusqu’à ce que je devienne victime de la fièvre. Ce n’était pas non plus lorsque j’avais quitté Thrax, car mes devoirs en tant que licteur s’étaient montrés épuisants. Ni quand j’étais arrivé à Thrax, car nous venions, avec Dorcas, de subir maintes privations en traversant un pays sans route, presque aussi pénibles que celles que j’avais dû supporter seul dans les montagnes. Ce n’était même pas au moment où j’avais séjourné au Manoir Absolu (période de ma vie qui me semblait maintenant aussi éloignée que le règne d’Ymar), car j’étais toujours sous les effets secondaires de l’alzabo et de l’ingestion des souvenirs de Thècle.
Cela me revint finalement au bout d’un moment : je me sentais maintenant comme en ce matin mémorable, où j’étais parti, en compagnie d’Aghia, pour les Jardins botaniques – ce matin qui était le premier que je passais hors de la Citadelle. Ce jour-là, sans le savoir, j’avais fait l’acquisition de la Griffe. Pour la première fois, je me demandai si le fait de la posséder n’avait pas été autant une malédiction qu’une bénédiction. Ou peut-être m’avait-il fallu tous ces mois pour guérir complètement de la blessure faite par la feuille de l’averne, le soir de ce même jour. Je sortis la Griffe, et contemplai un moment l’éclat argenté qu’elle diffusait. Lorsque je levai de nouveau les yeux, ce fut la lueur écarlate de la chapelle des pèlerines que je vis.
Je pouvais entendre leur chant, et je savais que le temple de toile ne serait pas vide avant quelque temps ; néanmoins, je continuai d’avancer et me glissant par l’entrée, pris place tout à fait dans le fond. Je ne dirai rien de la liturgie suivie par les pèlerines, car ce sont des choses que l’on peut rarement bien décrire, et même lorsque c’est possible, la correction impose de s’en abstenir. La guilde dite des Enquêteurs de Vérité et des Exécuteurs de Pénitence, à laquelle j’appartins un temps, possède ses propres cérémonies ; j’ai même décrit ailleurs l’une d’entre elles relativement en détail. Ces cérémonies lui sont certainement spécifiques, tout comme l’étaient sans doute à leur ordre celles des pèlerines, bien qu’elles aient pu être autrefois universelles.
Dans la mesure où je peux parler en observateur impartial, je dirai qu’elles étaient plus belles que les nôtres mais moins théâtrales, et peut-être donc, en fin de compte, moins émouvantes. Les costumes de celles qui officiaient étaient anciens, j’en ai la conviction, et tout à fait frappants. Leurs chants exerçaient une attirance bizarre, comme je n’en ai ressentie dans aucune autre musique. Le but essentiel de nos cérémonies était d’exalter le rôle de la guilde aux yeux de ses membres les plus jeunes ; celui des cérémonies des pèlerines était peut-être après tout le même. À part cela, elles paraissaient faites pour attirer l’attention de l’Omniscient – mais y réussissaient-elles, je ne saurais le dire. Quoi qu’il en soit, l’ordre ne recevait pas de protection particulière de sa part.
Lorsque la liturgie fut terminée et que les prêtresses en robe écarlate quittèrent la chapelle, les unes derrière les autres, j’inclinai la tête et fis semblant d’être profondément plongé dans la prière. Je découvris très vite que cette attitude feinte devenait la chose elle-même. Je restais conscient de mon corps agenouillé, mais simplement comme de la présence d’un fardeau périphérique. Mon esprit vagabondait dans l’espace étoilé, loin de Teur, en vérité loin de l’archipel des mondes insulaires de Teur : et il me semblait que celui à qui je m’adressais se trouvait encore plus loin, que j’étais arrivé, si l’on peut dire, au mur de clôture de l’univers, et que je lançais mon appel à travers la muraille vers celui qui se trouvait au-delà.
« Lancer un appel », comme je viens de l’écrire, évoque une idée de cri et ne convient sans doute pas. Mieux vaudrait dire que je murmurais, comme Barnoch peut-être, emmuré dans sa maison, aurait pu murmurer par quelque fissure à un passant pris de pitié. Je parlai de ce que j’avais été à l’époque où je ne portais qu’une chemise en lambeaux et où j’observais les bêtes et les oiseaux par l’étroite fenêtre du mausolée, et de ce que j’étais devenu. Je parlai aussi, non pas de Vodalus et de son combat contre l’Autarque, mais des raisons de combattre que je lui avais étourdiment attribuées alors. Je n’essayai pas de me tromper à l’idée que j’avais la capacité de diriger des millions d’hommes ; je ne demandai que d’être capable de me diriger moi-même. J’eus à ce moment-là l’impression d’apercevoir, dans une vision de plus en plus claire, par la faille dans le mur de l’univers, un nouvel univers baigné d’une lumière d’or, où celui qui m’écoutait s’était agenouillé pour m’entendre. Ce qui m’était tout d’abord apparu comme une faille dans la clôture du monde s’était élargi au point que je pouvais voir un visage et des mains jointes, et une ouverture, comme un tunnel, pénétrant profondément dans une tête humaine qui m’eut l’air quelques instants encore plus immense que la tête de Typhon sculptée dans la montagne. J’étais en train de murmurer dans ma propre oreille, et lorsque j’en pris conscience, je m’y élançai comme une abeille et m’y redressai.
Tout le monde était parti, et un silence extraordinairement profond flottait dans l’air, avec les dernières fumées de l’encens. Devant moi s’élevait l’autel, une construction modeste comparée à celui que j’avais détruit en compagnie d’Aghia, mais cependant très belle par sa pureté de lignes, ses lumières et son parement d’aventurine et de lapis-lazuli.
Je m’en rapprochai et vins m’agenouiller devant lui. Je n’avais pas besoin des explications d’un érudit pour comprendre que le Théologoumenon n’était pas pour autant plus près de moi. Et cependant il me paraissait plus proche, et je fus capable pour l’ultime fois de sortir la Griffe – geste que j’avais craint de ne pas pouvoir faire. Parlant silencieusement en moi-même, je dis : « Je t’ai portée. J’ai franchi avec toi bien des montagnes, bien des rivières, et ensemble nous avons traversé la pampa. Tu as restauré en moi la vie de Thècle. Tu m’as donné Dorcas, et tu as restitué Jonas à ce monde. Certes, je n’ai pas la moindre plainte à élever contre toi, alors que tu en as certainement à m’adresser. Mais il en est une que je ne mérite pas. On ne saurait dire en effet que je n’ai pas fait tout ce que j’ai pu pour réparer le mal que j’ai pu faire. »
Je savais que la Griffe serait balayée comme un simple débris si je me contentais de la poser bien en vue sur l’autel. Montant sur l’estrade où il était dressé, je me mis à la recherche d’une cachette qui puisse être sûre et permanente. Je finis par me rendre compte que la pierre de l’autel était elle-même soutenue en dessous par quatre crampons qui n’avaient certainement jamais été défaits depuis sa construction, et qui semblaient avoir de bonnes chances de rester en place tant qu’il ne serait pas détruit. J’ai beaucoup de force dans les mains, et j’arrivai à les libérer, chose que peu d’hommes, je crois, auraient pu faire. En dessous de la pierre, le bois avait été légèrement évidé, afin qu’elle repose sur ses angles et n’oscille pas : c’était mieux que ce que je pouvais espérer. À l’aide du rasoir de Jonas, je découpai un petit morceau de tissu dans les franges déchirées de ma cape de guilde, qui n’en était plus à cela près, dans lequel j’enroulai la Griffe. Je glissai le tout sous la pierre, puis remis les crampons en place, non sans m’ensanglanter les doigts en les serrant aussi fort que possible, de manière qu’ils ne se détachent pas de manière accidentelle.