Au premier pas que je fis pour m’éloigner de l’autel, j’éprouvai un profond chagrin : mais je n’étais pas encore à mi-chemin de l’entrée que je me sentis envahi d’une joie sauvage. Le fardeau d’avoir à trancher de la vie et de la mort venait de m’être ôté. Je n’étais plus qu’un homme ordinaire, et j’en délirais de plaisir. J’avais la même impression que lorsque j’étais enfant, quand les longues leçons de maître Malrubius s’achevaient et que je me retrouvais en récréation, libre tout d’un coup de jouer dans la Vieille Cour ou de franchir les fortifications en ruine de la nécropole, pour aller courir entre les arbres et les mausolées. J’étais déshonoré, j’étais un hors-la-loi et j’étais sans feu ni lieu ; je n’avais pas d’amis, je n’avais pas d’argent, et je venais de me débarrasser de ce qui était peut-être l’objet ayant le plus de valeur au monde, voire même, en fin de compte, le seul objet au monde ayant réellement de la valeur. Et néanmoins, je savais que tout irait bien. J’avais touché le fond même de l’existence avec mes mains – sachant qu’il s’agissait bien du fond –, et de là je ne pouvais plus que remonter. Je m’enroulai dans ma cape d’un geste théâtral, comme lorsque j’étais acteur, car j’avais compris que j’étais un acteur et non un bourreau, bien qu’en ayant aussi été un. Je fis des bonds et des cabrioles comme en font les chèvres sur les flancs des montagnes, car j’avais également compris que j’étais un enfant et qu’un homme ne peut être vraiment un homme à moins d’en être resté un.
L’air frais de l’extérieur semblait être là tout exprès pour moi – comme s’il s’agissait d’un air nouvellement créé et non de l’ancienne atmosphère de Teur. Je m’y vautrai littéralement, ouvrant les pans de ma cape, tendant les bras vers les étoiles et emplissant mes poumons avec l’appétit du nouveau-né qui vient à peine d’échapper à la noyade dans le liquide amniotique de la naissance.
Tout cela demanda bien moins de temps qu’il n’en faut pour le décrire, et j’étais sur le point de retourner vers la tente du lazaret d’où je venais, lorsque je pris conscience de la présence d’une silhouette immobile m’observant dans l’ombre d’une tente dressée à quelque distance. Depuis qu’en compagnie du jeune garçon j’avais échappé de justesse, dans le village des magiciens qu’elle avait détruit, à la créature lancée à mes trousses par Héthor, j’avais toujours redouté que l’une ou l’autre des monstruosités du marin ne fasse sa réapparition. J’étais sur le point de m’enfuir, lorsque la silhouette s’avança dans le clair de lune ; il s’agissait simplement d’une pèlerine.
« Attendez ! » me lança-t-elle. Puis, s’approchant de moi, elle ajouta : « Je crains de vous avoir fait peur… »
En dépit de son ovale régulier, son visage avait quelque chose d’asexué ; elle me donna l’impression d’être jeune – mais pas autant qu’Ava, qu’elle devait bien dépasser de deux bonnes têtes. Une exultante véritable, aussi grande que l’était Thècle.
« Quand on a longtemps vécu en compagnie du danger…, commençai-je.
— Je comprends ; je ne connais rien de la guerre, mais en revanche, je connais bien ceux et celles qui l’ont vue.
— Et en quoi puis-je vous être utile, châtelaine ?
— Je dois tout d’abord vous demander comment vous vous sentez. Bien ?
— Oui, répondis-je. Je pense partir demain.
— Vous êtes donc venu à la chapelle dans le but de rendre grâce pour votre santé retrouvée. »
J’hésitai. « J’avais beaucoup à dire, châtelaine ; ceci entre autres, en effet.
— Puis-je vous accompagner ?
— Mais bien entendu, châtelaine. »
J’ai souvent entendu dire que lorsqu’une femme est grande, elle paraît plus grande qu’un homme de la même taille ; peut-être est-ce vrai. Celle-ci était bien loin d’avoir la stature de Baldanders, et cependant marcher à côté d’elle me donnait l’impression d’être un nain ou presque. Je me rappelais aussi la façon qu’avait Thècle de s’incliner sur moi pour m’embrasser, et comment je lui baisais les seins.
Au bout d’une vingtaine de pas, la pèlerine observa : « Vous marchez d’un bon pas. Vous avez les jambes longues, et je pense qu’elles ont dû couvrir bien des lieues. Vous n’appartenez pas à la cavalerie, n’est-ce pas ?
— Il m’est arrivé de monter, mais pas dans la cavalerie. Je suis venu par les montagnes, à pied, si c’est ce que vous voulez savoir, châtelaine.
— Voilà qui est parfait, car je n’ai aucune monture à vous donner. Mais je ne crois pas vous avoir dit mon nom. Je suis Mannéa, la responsable des postulantes de notre ordre. Notre domnicellae est absente pour le moment, et j’assume ses fonctions dans l’intervalle.
— Je suis Sévérian de Nessus, un vagabond. J’aurais aimé pouvoir vous donner un millier de chrisos pour contribuer à votre œuvre généreuse, mais je ne puis que vous remercier pour les bons soins que j’ai reçus ici.
— Quand j’ai parlé d’une monture, je ne cherchais ni à vous en vendre une ni à vous en donner une dans l’espoir de gagner votre gratitude. Si nous ne l’avons pas déjà, nous ne l’obtiendrons jamais, Sévérian de Nessus.
— Elle vous est acquise, répondis-je, comme je vous l’ai dit. Et comme je l’ai également dit, je n’entends pas prolonger mon séjour ici ni abuser de votre bonté. »
Mannéa baissa les yeux sur moi. « Je n’en doutais pas. Ce matin, une postulante m’a raconté qu’un de nos malades l’avait accompagnée à la chapelle, il y a deux nuits de cela, et m’a fait sa description. Ce soir, lorsque vous êtes resté dans la chapelle après le départ de tous les autres, je savais qui vous étiez. Voyez-vous, j’ai un devoir à remplir, mais personne à qui confier la mission qu’il implique. En un moment plus tranquille, j’enverrais un groupe d’esclaves ; mais ils sont formés pour s’occuper des malades et suffisent à peine à la tâche. Il y a cependant un proverbe qui dit : “Au mendiant on donne un bâton, au chasseur une lance.”
— Loin de moi l’idée de vous insulter, châtelaine, mais je trouve que si vous me faites confiance parce que vous m’avez vu dans la chapelle, cette confiance se fonde sur de mauvaises raisons. Pour ce que vous en savez, j’aurais aussi bien pu essayer de voler les pierres précieuses de l’autel.
— Sans doute voulez-vous dire que les voleurs et les menteurs viennent aussi souvent prier ; ils le font en effet, par la grâce du Conciliateur. Croyez-moi, Sévérian, vagabond de Nessus, personne d’autre ne le fait – que ce soit dans notre ordre ou en dehors. Mais vous n’avez rien touché. Nous n’avons pas la moitié des pouvoirs que les gens ignorants nous prêtent – malgré tout, ceux qui s’imaginent que nous n’en avons aucun sont encore plus ignorants. Voulez-vous faire une commission pour moi ? Je vous donnerai un sauf-conduit, afin que vous ne soyez pas arrêté comme déserteur.
— Certainement, châtelaine, si la chose est dans mes moyens. »
Elle posa une main sur mon épaule. C’était la première fois qu’elle me touchait, et cela me fit un léger choc, comme si j’avais été effleuré, sans m’y attendre, par une aile d’oiseau.
« À une vingtaine de lieues d’ici, reprit-elle, se trouve l’ermitage d’un anachorète très sage et très saint. Il était en sécurité jusqu’à maintenant, mais les troupes de l’Autarque reculent depuis le début de l’été et tout laisse croire que la fureur de la guerre n’épargnera pas non plus cet endroit. Il faut que quelqu’un aille le voir et le persuade de venir se réfugier parmi nous ; et, si on ne peut le persuader, le forcer à partir. J’ai le sentiment que le Conciliateur vous a désigné pour être mon messager. Pouvez-vous faire cela ?