Je m’inclinai comme on m’avait appris à le faire à la tour Matachine, déclinai mon nom et celui de la personne qui m’avait envoyé. Puis j’ajoutai : « Êtes-vous bien, Sieur, l’anachorète de la Dernière Maison ? »
Il acquiesça d’un mouvement de tête. « Je suis le dernier homme ici. Vous pouvez m’appeler Frêne. »
Il se plaça de côté, m’indiquant par là que je pouvais entrer ; il me conduisit dans une pièce à l’arrière de la maison, où une grande baie vitrée surplombait la gorge dont j’avais fait l’ascension la nuit précédente. Des chaises et une table de bois se trouvaient dans cette salle, ainsi que des coffres métalliques captant le reflet atténué de la lumière de la bougie, placés dans les coins et les angles.
« Je vous prie de bien vouloir me pardonner la pauvreté de cette pièce, me dit l’anachorète. C’est ici que je reçois mes visiteurs, mais à vrai dire j’en ai tellement peu que j’ai pris l’habitude de m’en servir de débarras.
— Lorsque l’on vit dans un endroit aussi solitaire, maître Frêne, mieux vaut ne pas avoir l’air trop riche, même si cette pièce ne fait pas particulièrement pauvre. »
Je n’aurais jamais cru son visage capable de sourire, mais c’est pourtant ce qu’il fit. « Aimeriez-vous voir mes trésors ? Regardez. » Il ouvrit l’un des coffres, tenant sa bougie de manière à en éclairer l’intérieur. J’y vis des miches carrées de pain dur et des paquets de figues sèches. Remarquant mon expression, il ajouta : « Auriez-vous faim ? Ces aliments ne sont prisonniers d’aucun enchantement, si c’est ce que vous craignez. »
J’avais honte de moi, car j’avais emporté de la nourriture pour cette expédition, et il m’en restait encore pour le retour. Néanmoins, je répondis : « J’aimerais bien un peu de ce pain, s’il ne doit pas vous faire défaut. »
Il me donna la moitié d’une miche déjà entamée (et coupée avec un couteau bien aiguisé), du fromage enveloppé dans du papier d’argent, et un peu de vin blanc sec.
« Mannéa est une bonne personne, dit-il. Quant à vous, je dirais que vous êtes quelqu’un de bon ne sachant pas qu’il l’est. Certains prétendent même que c’est la seule catégorie qui le soit réellement. Pense-t-elle que je peux vous aider ?
— Elle pense plutôt que c’est moi qui peux faire quelque chose pour vous, maître Frêne. Les armées de la Communauté battent en retraite, et les combats ne vont pas tarder à se livrer dans la région où nous sommes ; après la bataille, il y aura les Asciens. »
Il sourit à nouveau. « Les hommes sans ombre… C’est l’un de ces noms comme il y en a d’innombrables – à la fois erronés et tout à fait justes. Quel effet cela vous ferait-il, si un Ascien vous disait qu’il ne peut absolument pas faire d’ombre ?
— Je l’ignore, répondis-je. Je n’ai jamais entendu parler d’une chose pareille.
— C’est une histoire fort ancienne. Aimez-vous les histoires d’autrefois ? Ah ! je vois une petite lueur s’allumer dans vos yeux… Quel dommage que je ne sois pas meilleur conteur ! Les Asciens, tel est le nom que vous donnez à vos ennemis ; mais eux-mêmes ne s’appellent pas comme ça. Vos ancêtres croyaient qu’ils venaient de la ceinture de Teur, de l’endroit où, à midi, le soleil est juste au-dessus des têtes. La vérité est qu’ils sont originaires d’une terre bien plus septentrionale. Bon, va pour les Asciens. Dans une fable qui date de l’aube même de notre race est contée l’histoire d’un homme qui vend son ombre, et qui se fait chasser de partout où il va. Personne ne croit qu’il est humain. »
Tout en sirotant mon vin, je pensai au prisonnier ascien dont le lit était voisin du mien. « Cet homme a-t-il jamais pu retrouver son ombre, maître Frêne ?
— Non. Mais, pendant un certain temps, il voyagea en compagnie d’un autre qui n’avait pas de reflet. »
Maître Frêne se tut quelques instants, puis il reprit : « Mannéa est une femme de bien ; j’aurais aimé pouvoir vous obliger. Mais je ne peux pas partir, et la guerre ne me rejoindra jamais, quels que soient les mouvements des troupes.
— Peut-être pourriez-vous alors venir simplement avec moi pour rassurer la châtelaine ?
— Cela non plus n’est pas possible. »
Je compris qu’il allait me falloir utiliser la force pour l’obliger à m’accompagner, mais je n’avais aucune raison de me montrer violent pour l’instant ; j’aurais tout le temps de m’emparer de lui le lendemain matin. Je haussai les épaules comme pour marquer ma résignation, et lui demandai : « Puis-je au moins dormir ici cette nuit ? Il faut que je m’en retourne pour faire part de votre décision, mais le camp des pèlerines est à au moins quinze lieues d’ici, et je me sens trop fatigué pour parcourir une telle distance. »
Encore une fois je le vis sourire – mais d’un sourire presque imperceptible, comme celui que l’on aurait pu lire sur les lèvres d’une statue d’ivoire, né du mouvement de la torche qui l’éclairé. « J’avais espéré que vous me donneriez quelques nouvelles du monde, dit l’anachorète, mais je vois que vous n’en pouvez plus. Finissez votre repas ; ensuite je vous accompagnerai jusqu’à votre lit.
— Certes, la courtoisie n’est pas mon fort, Maître, mais je ne suis pas mal élevé au point d’aller dormir lorsque mon hôte désire poursuivre la conversation. J’ai bien peur cependant de n’avoir que peu de chose à vous apprendre. D’après ce que j’ai entendu dire par les autres malades du lazaret, la guerre se rapproche et s’envenime chaque jour un peu plus. Nos forces ont été renforcées par des légions et des demi-légions, les leurs par des armées entières venues du Nord. Ils possèdent aussi beaucoup d’artillerie, et nous devons donc nous appuyer davantage sur les lanciers montés qui, en manœuvrant rapidement, peuvent engager le combat de près avant que les grosses pièces ennemies ne soient pointées. Ils ont aussi davantage d’atmoptères qu’ils ne se vantaient d’en posséder l’an dernier, mais nous en avons détruit un grand nombre. L’Autarque lui-même est venu se placer à la tête de l’armée, avec une bonne partie de la garde impériale, dont il a dégarni le Manoir Absolu. Cependant… » Je haussai les épaules et, incertain de ce que je voulais dire, j’en profitai pour mordre dans un peu de fromage et de pain.
« L’étude des guerres m’a toujours semblé ce qu’il y avait de moins intéressant en histoire, intervint Frêne. Néanmoins, on peut y trouver certaines lignes directrices. Lorsque, au cours d’un conflit qui se prolonge, l’un des deux camps fait montre d’une vigueur soudaine, cela tient habituellement à l’une ou l’autre de trois causes : la première est la conclusion d’une nouvelle alliance. Les soldats appartenant à ces nouvelles armées diffèrent-ils d’une manière ou d’une autre de ceux des anciennes troupes ?