— Oui, répondis-je. J’ai entendu dire qu’ils étaient plus jeunes et dans l’ensemble moins résistants. Il y a aussi des femmes parmi eux.
— Pas de différences dans les tenues et dans les langues qu’ils parlent ? »
Je secouai la tête.
« Alors, on peut rejeter pour l’instant la thèse d’une nouvelle alliance. La deuxième possibilité serait qu’ils aient mis fin à une autre guerre, menée ailleurs. Si tel était le cas, les renforts seraient constitués de vétérans. Or, d’après ce que vous dites, c’est tout le contraire. Reste donc la troisième explication. Pour une raison qu’il serait intéressant de connaître, vos ennemis ont besoin d’une victoire dans les délais les plus brefs, et ils font donc appel à toutes leurs réserves. »
J’avais fini mon repas, mais ma curiosité était soulevée. « Et quelle pourrait être cette raison ?
— Je ne pourrais le dire à partir de ce que je sais. Leurs chefs redoutent peut-être que le peuple ne se lasse de la guerre. Peut-être aussi les Asciens ne sont-ils que des mercenaires, dont les maîtres menaceraient maintenant d’agir pour leur propre compte.
— À vous écouter, on reprend espoir pour le perdre aussitôt.
— Cela ne tient pas à moi, mais à l’histoire. Vous êtes-vous vous-même trouvé sur le front ? »
Je secouai négativement la tête.
« C’est aussi bien ; à beaucoup de points de vue, plus un homme voit la guerre, moins il la comprend. Quel est le moral de la population de la Communauté ? Tout le monde est-il uni derrière l’Autarque ? Ou s’est-il produit un tel phénomène d’usure, que beaucoup réclament la paix ? »
Les questions de l’anachorète me firent rire, et je ressentis à nouveau toute l’amertume qui m’avait poussé à m’associer à la cause de Vodalus. « Le peuple uni ? Qui réclame ? Je n’ignore pas que vous vous êtes volontairement isolé, Maître, afin de concentrer votre esprit sur des sujets plus élevés, mais je n’aurais jamais cru qu’un homme puisse en savoir si peu sur le pays dans lequel il vit… Ce sont les ambitieux, les mercenaires et ceux que pousse le goût de l’aventure qui font la guerre. À moins de cent lieues au sud, elle n’est plus qu’une rumeur, et l’on n’en parle guère qu’au Manoir Absolu. »
Maître Frêne eut une moue expressive. « Votre Communauté est donc plus puissante que ce que j’aurais cru. Pas étonnant que votre adversaire en soit réduit au désespoir.
— Si ce qui se passe est une preuve de puissance, puisse le Très-Miséricordieux nous préserver de la faiblesse. Le front peut s’effondrer d’un moment à l’autre, maître Frêne. Vous feriez preuve de sagesse en m’accompagnant jusqu’à un endroit plus sûr que celui-ci. »
On aurait dit qu’il ne m’avait pas écouté. « Si Érèbe, Abaïa et le reste entrent eux-mêmes en scène, le combat changera de physionomie. Si… et quand. Intéressant. Mais vous êtes fatigué ; venez avec moi. Je vais vous montrer votre lit et, par la même occasion, ces sujets plus élevés, selon votre propre expression, que je suis venu étudier ici. »
Nous grimpâmes deux étages, pour finir par aboutir dans une pièce qui devait être celle à la fenêtre de laquelle j’avais vu une lumière la nuit précédente. Occupant tout l’étage, la salle était vaste et comportait de nombreuses ouvertures. Il s’y trouvait aussi un certain nombre de machines, mais moins que chez Baldanders, et elles étaient plus petites. Une table couverte de papiers et croulant sous les livres, quelques chaises et un lit étroit complétaient le mobilier.
« C’est ici que je fais de petits sommes », m’expliqua maître Frêne en me montrant la couchette placée presque au milieu de la pièce, « lorsque mon travail ne me permet pas de me retirer. Elle n’est pas bien grande pour quelqu’un de votre gabarit, mais je crois que vous la trouverez confortable. »
J’avais dormi sur la pierre brute, la nuit précédente ; la couchette me parut fort plaisante.
Après m’avoir montré tout ce qui concernait la toilette, il me quitta. La dernière expression que je lui vis au moment où il partit fut ce sourire au dessin parfait que j’avais déjà admiré.
Quelques instants plus tard, mes yeux s’étaient habitués à la pénombre et je cessai de m’en inquiéter : une lumière opalescente pénétrait à flots par les nombreuses fenêtres. « Nous sommes au-dessus des nuages », me dis-je en moi-même (avec, moi aussi, un demi-sourire), « ou plutôt, quelque nuage bas est venu se masser contre les pans de la hauteur. Je n’y ai pas fait attention, mais lui l’avait remarqué. C’est le sommet de ce nuage que je vois maintenant – un sommet fort élevé, en vérité –, comme je voyais le sommet des nuages depuis l’œil de Typhon. »
Puis je m’allongeai pour dormir.
17
Ragnarok – l’hiver ultime
Cela me fit une impression bizarre de me réveiller sans une arme à mes côtés, bien que ce fût, pour une raison qui me restait inconnue, la première fois que j’éprouvais un tel sentiment. J’avais dormi sans crainte pendant le sac du château de Baldanders, après la destruction de Terminus Est, et par la suite, tout au long de mon voyage vers le nord, je n’avais pas eu particulièrement peur de dormir sans elle. La veille encore, j’avais passé la nuit sur la roche nue du sommet de la falaise, sans arme, et – mais peut-être était-ce à cause de la fatigue – j’avais dormi sans angoisse. J’en suis venu aujourd’hui à estimer que durant toute cette période, qui commença le jour où je quittai Thrax, j’avais définitivement abandonné l’idée que j’appartenais à la guilde et finissais par me voir pour ce que j’apparaissais aux yeux des autres : l’un de ces soldats de fortune dont j’avais parlé à maître Frêne la nuit précédente. En tant que bourreau, j’avais tout d’abord considéré mon épée plutôt comme un instrument que comme une arme ; elle était le symbole de mon office. Rétrospectivement, je me rendais compte qu’elle avait pris le statut d’une arme – et actuellement, j’en étais dépourvu.
Je pensais à tout cela, confortablement allongé sur le matelas de maître Frêne, les mains derrière la tête. J’allais devoir me procurer une nouvelle arme si je décidais de rester dans cette région ravagée par la guerre ; de toute façon, il serait sage d’en avoir une même si je choisissais de retourner vers le sud. La question était d’ailleurs de savoir si j’allais ou non repartir vers le sud. En restant dans le Nord, je courais le risque de me trouver mêlé aux combats, et donc de perdre la vie ; retourner dans le Sud était pourtant tout aussi dangereux pour moi, sinon davantage. Abdiesus, l’archonte de Thrax, avait sûrement promis une récompense si on me capturait, et, selon toute vraisemblance, la guilde organiserait mon assassinat si jamais elle apprenait que je me trouvais dans les parages de Nessus.
Après avoir hésité sur la décision à prendre, comme on le fait lorsque l’on est à demi éveillé, je me souvins de Winnoc, et de tout ce qu’il m’avait expliqué sur la situation des esclaves chez les pèlerines. Étant donné qu’il n’y a pas de plus grande honte pour nous que de voir un client mourir des suites des tortures que nous lui avons infligées, la guilde est très versée dans les arts de la médecine. J’avais l’impression d’en savoir au moins autant que les infirmiers des pèlerines. J’avais aussi éprouvé une très grande satisfaction lorsque j’avais guéri la fillette dans la cahute de Thrax. La châtelaine Mannéa avait déjà une bonne opinion de moi, et en aurait une encore meilleure lorsque je reviendrais, accompagné de maître Frêne.