Quelques instants auparavant, je m’étais senti perturbé parce que j’étais sans arme ; j’avais maintenant le sentiment d’en posséder une. Avoir un plan et être décidé à l’appliquer valent mieux qu’une épée, car ces deux choses sont la pierre de touche sur laquelle un homme vient s’aiguiser. Je rejetai mes couvertures, remarquant seulement à ce moment-là combien elles étaient douces. La grande pièce était froide, mais remplie par la lumière du soleil : on aurait presque dit qu’il y avait un soleil sur chacun des côtés – comme si tous les murs étaient à l’est. Nu, je me dirigeai vers l’une des fenêtres, et pus voir l’étendue onduleuse et blanche dont j’avais vaguement remarqué la présence la veille.
Il ne s’agissait pas d’une masse nuageuse, mais d’une plaine de glace. La fenêtre ne pouvait pas s’ouvrir, ou du moins, si elle s’ouvrait, je n’en compris pas le mécanisme. Je collai mon visage à la vitre, afin de voir le plus à la verticale possible. La Dernière Maison s’élevait, comme je l’avais déjà constaté, sur le sommet rocheux d’une haute colline. Actuellement, ce sommet seul émergeait des glaces environnantes. J’allai de fenêtre en fenêtre, mais partout la vue était la même. Retournant vers le lit qui avait été le mien pour une nuit, j’enfilai mon pantalon et mes bottes et jetai ma cape sur mes épaules, à peine conscient de ce que j’étais en train de faire.
Maître Frêne fit son apparition au moment précis où je finissais de m’habiller. « J’espère que je ne suis pas importun, dit-il courtoisement, mais je vous ai entendu marcher depuis l’étage en dessous. »
Je secouai la tête.
« Je ne voudrais pas que vous vous sentiez trop perturbé. »
D’un geste machinal, mes mains caressaient mon visage, et quelque chose en moi – mon côté superficiel, sans doute – se rendit compte tout d’un coup que ma barbe piquait. « J’avais l’intention de me raser avant de mettre ma cape. Je suis vraiment très sot. Je ne me suis pas fait la barbe depuis mon départ du lazaret. » Tout se passait comme si mon esprit s’engourdissait au milieu de cette mer de glace, laissant ma langue et mes lèvres se débrouiller comme elles pouvaient.
« Vous trouverez de l’eau chaude et du savon, par ici.
— C’est parfait », répondis-je. Puis j’ajoutai : « Et si je descends d’un étage ? »
De nouveau, l’inimitable sourire. « Est-ce que vous verrez la même chose ? La glace ? Non. Vous êtes le premier à avoir deviné. Puis-je vous demander comment ?
— Il y a longtemps de cela – non, en fait, cela ne remonte qu’à quelques mois, mais cela me donne l’impression d’être très ancien maintenant –, j’ai visité les Jardins botaniques de Nessus. L’un d’eux s’appelait le lac aux Oiseaux, et c’était un endroit où les cadavres semblaient garder une fraîcheur éternelle. On m’expliqua que cela tenait à certaines propriétés particulières de l’eau, mais, même à ce moment-là, je m’étais demandé s’il était vraiment possible qu’une eau puisse avoir un tel pouvoir. J’ai également visité un autre endroit, dit le jardin de la Jungle, où les feuilles étaient plus vertes que ce que j’avais jamais vu – non pas d’un vert brillant, mais d’un vert sombre, comme si les plantes étaient incapables d’utiliser toute l’énergie que le soleil déversait à flots sur elles. Les personnes que j’y vis ne me parurent pas appartenir à notre époque – mais je n’aurais su dire si elles venaient du passé, de l’avenir ou d’un troisième lieu temporel qui ne serait ni l’un ni l’autre. Elles avaient une petite maison, bien plus petite que celle-ci, mais cela me rappelle néanmoins ce qui se passe ici. Cette visite des Jardins botaniques m’a beaucoup frappé, et j’y ai souvent repensé depuis ; parfois, je me demande si leur secret ne tient pas à ce que le temps n’avance jamais dans celui du lac aux Oiseaux, tandis que le seul fait de marcher dans le jardin de la Jungle nous fait aller en avant ou en arrière dans le temps. Mais peut-être suis-je en train de trop parler… »
Maître Frêne secoua la tête.
« Enfin, lorsque je suis venu ici, j’ai aperçu votre maison au sommet de la falaise. Mais quand j’eus fait l’ascension de cette falaise, la maison avait disparu. Quant à la gorge en dessous, elle avait changé d’aspect. » Je ne savais trop quoi ajouter, et je me tus.
« Vous avez raison, répondit enfin maître Frêne. J’ai été envoyé ici pour observer ce que vous voyez maintenant autour de vous. Cependant, les étages inférieurs de cette demeure s’enfoncent dans des périodes plus anciennes – la plus ancienne de toutes étant justement la vôtre.
— Voilà qui paraît miraculeux. »
Il secoua la tête. « Il est presque encore plus miraculeux que cet éperon rocheux se soit trouvé épargné par les glaces. Les sommets de pics bien plus élevés que celui-ci ont été engloutis. Il est protégé par un ensemble de conditions climatiques tellement complexe qu’il ne peut être que le résultat d’un heureux concours de circonstances.
— Mais lui aussi finira par être recouvert de glaces, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Et alors ?
— Je partirai. Ou plutôt, je partirai un peu avant que la chose ne se produise. »
J’éprouvai un brusque accès de colère, une colère irrationnelle semblable à celle que j’éprouvais contre maître Malrubius, quand j’étais enfant et n’arrivais pas à lui faire comprendre ma question. « Non, ce que je veux dire… qu’en sera-t-il de Teur ? »
Il haussa les épaules. « Rien de spécial. Ce que vous voyez là est la dernière glaciation. Actuellement, la surface du soleil est terne ; la chaleur va bientôt la rendre éclatante, mais en fait le soleil lui-même se réduira, répandant de moins en moins d’énergie autour de lui. Finalement, s’il se trouvait un observateur sur ce monde couvert de glace, tout ce qu’il en verrait serait une étoile brillante. En outre, la glace qu’il arpenterait ne serait pas celle que vous voyez ; elle serait constituée de l’atmosphère de la planète. Ainsi restera-t-elle pendant très, très longtemps. Peut-être jusqu’à la fin du jour universel. »
Je me rendis près de l’une des fenêtres, et regardai une fois de plus l’étendue de glace. « Cela se produira-t-il bientôt ?
— Le tableau que vous avez sous les yeux renvoie à bien des milliers d’années dans votre avenir.
— Mais avant cela, les glaces doivent venir du sud. » Maître Frêne acquiesça. « Ainsi que du sommet des montagnes. Suivez-moi. »
Nous gagnâmes le deuxième niveau de la maison, auquel je n’avais guère prêté attention lorsque je l’avais traversé, la nuit précédente. Les fenêtres y étaient beaucoup moins nombreuses, mais maître Frêne plaça deux chaises devant l’une d’entre elles, m’invitant d’un geste à m’asseoir à côté de lui pour regarder à l’extérieur. Le paysage était tel qu’on pouvait s’y attendre après sa description de la maison : descendant des flancs des montagnes, les glaciers luttaient avec la forêt de conifères. Je lui demandai si nous étions là aussi loin dans l’avenir, et il acquiesça d’un signe de tête. « Vous ne vivrez pas assez vieux pour revoir cette époque.
— Mais est-elle tout de même assez près, à l’échelle d’une vie humaine ? »
Il eut un bref mouvement d’épaules, et sourit dans sa barbe. « Disons que c’est une question de degré. Vous ne la verrez pas, ni vos enfants, ni les enfants de vos enfants. Mais le processus est déjà entamé. Il a même commencé bien longtemps avant votre naissance. »
J’ignorais à peu près tout du Sud, mais je me pris à penser au peuple insulaire de l’histoire de Hallvard, à la petite vallée abritée si précieuse pour les cultures, à la chasse aux phoques. Un jour, l’archipel deviendrait une terre invivable pour ces hommes et leur famille. Pour une ultime fois, la carène de leurs bateaux raclerait les galets de la plage. Ma femme, mes enfants, mes enfants, ma femme.