Je lui répondis que s’il acceptait de jurer sur son honneur, je le détacherais aussitôt.
Il secoua la tête. « Vous pourriez croire que je vous ai trahi. »
Sa remarque me parut incompréhensible.
« Peut-être existe-t-il quelque part la femme que j’ai appelée Vigne. Comprenez-moi. Votre monde est votre monde. Je ne peux y exister que si ma probabilité d’existence y est élevée.
— J’ai bien réussi à exister dans votre maison, objectai-je.
— Bien sûr, mais parce que la probabilité était complète pour vous. Vous êtes une partie du passé dans laquelle ma maison s’est enracinée et moi avec. La question est de savoir si je suis bien le futur vers lequel vous vous dirigez. »
Je me souvins de l’homme vert de Saltus, qui m’avait eu l’air d’une consistance tout à fait normale. « Allez-vous vous évanouir comme une bulle de savon ? demandai-je. Ou vous dissiper comme de la fumée ?
— Je ne sais pas, avoua-t-il. J’ignore ce qui peut m’arriver, comme l’endroit où je me retrouverai. Je peux aussi bien cesser complètement d’exister dans toutes les époques. C’est pourquoi je ne me suis jamais éloigné d’ici de mon propre chef. »
Je le tins par un bras, croyant sans doute qu’il lui serait plus difficile de m’échapper de cette façon, et nous reprîmes notre marche. Je suivais la route que Mannéa avait dessinée pour moi et, derrière nous, je pus voir la Dernière Maison, paraissant tout aussi solide qu’une autre. Je ne cessais pas de penser à tout ce que l’anachorète venait de m’apprendre et de me montrer, si bien que pendant une bonne trentaine de pas, je restai sans le regarder. À un moment donné, sa remarque à propos de la tapisserie me rappela Valéria et l’atrium du Temps. De nombreuses tapisseries étaient accrochées aux murs de la salle où nous avions mangé les gâteaux ; mais ce que Frêne avait dit à propos du fil que nous faisons avancer me rappelait plutôt le labyrinthe de tunnels dans lequel j’avais couru juste avant de la rencontrer.
Je voulus lui raconter l’histoire, mais il avait disparu. Ma main n’attrapa que de l’air. Pendant un moment, j’eus l’impression de voir la Dernière Maison flotter comme un vaisseau sur un océan de glaces. Puis elle se confondit avec le sommet de la colline sur laquelle elle s’était dressée ; la glace n’était plus que ce pour quoi je l’avais primitivement prise : un banc de nuages.
18
La requête de Foïla
Maître Frêne n’avait pourtant pas complètement disparu, et pendant une centaine de pas encore, je pus sentir sa présence. Il m’arriva même de l’apercevoir marchant à mes côtés, en retrait de moi d’un demi-pas, lorsque je n’essayais pas de le regarder directement. Comment ce phénomène était-il possible, comment pouvait-il être présent en un certain sens et absent en un autre : voilà ce que je serais bien en peine d’expliquer. Nos yeux sont bombardés par une pluie de photons dépourvus de masse et de charge, issus d’essaims de particules qui sont autant de milliards de milliards de soleils – du moins était-ce ce que maître Palémon m’avait raconté, lui qui était presque aveugle. Et c’est ce bombardement de photons qui nous fait dire que nous voyons par exemple un homme. Parfois l’homme que nous croyons voir peut fort bien être aussi illusoire que maître Frêne, sinon davantage.
Je sentais également que sa sagesse m’accompagnait. Une sagesse teintée de mélancolie, mais cependant bien réelle. Je me surpris à souhaiter qu’il ait pu m’accompagner, tout en me rendant compte de ce que cela aurait signifié : la certitude de la venue des glaces. « Je me sens seul, maître Frêne », dis-je à voix haute, sans oser me retourner. « Seul à un point dont je n’avais pas pris conscience jusqu’à maintenant. Vous étiez aussi très seul, je crois. Qui était donc cette femme que vous avez appelée Vigne ? »
Je ne fis peut-être qu’imaginer sa réponse : La première femme.
« Meschiane ? Oui, je la connais, elle est tout à fait ravissante. Dorcas était le nom de ma Meschiane, et je me languis d’elle, comme aussi des autres. Lorsque Thècle est devenue une partie de moi-même, j’ai cru que je ne serais plus jamais seul. Mais elle s’est intégrée à moi à un tel point que nous ne sommes plus qu’une seule et même personne, et je peux de nouveau ressentir ce sentiment de solitude. Je me languis de Dorcas, de Pia la petite insulaire, du jeune Sévérian, et de Drotte, et de Roche. Si Eata était ici, je l’embrasserais volontiers.
« Plus que tout, c’est Valéria que je voudrais voir. Certes Jolenta fut la plus belle femme que j’aie jamais vue, mais il y avait quelque chose dans le visage de Valéria qui me serrait le cœur. Je n’étais encore qu’un enfant, j’imagine, mais je me prenais déjà pour un adulte. J’ai rampé dans les ténèbres et me suis retrouvé dans cet endroit qui s’appelle l’atrium du Temps. De hautes tours – les tours de la famille de Valéria – l’environnaient. Un obélisque se dressait au centre, couvert de cadrans solaires ; je me souviens de l’ombre qu’il projetait sur la neige, mais la lumière du soleil ne devait pénétrer dans cette cour guère plus de deux ou trois veilles par jour : les tours devaient l’occulter la plupart du temps. Votre compréhension des choses est plus profonde que la mienne, maître Frêne ; pouvez-vous me dire pourquoi on l’a bâti ainsi ? »
Le vent qui jouait parmi les rochers s’empara soudain de ma cape et la fit glisser de mes épaules. Je la remis en place et remontai le capuchon sur ma tête. « Je suivais un chien. Je l’avais baptisé Triskèle, et je le considérais comme le mien, bien que n’ayant pas le droit de posséder un animal. C’est par une froide journée d’hiver que je l’avais trouvé. J’étais de corvée de linge avec les autres – nous devions laver les draps des clients –, et l’écoulement d’eau s’était bouché avec des lambeaux de tissu. J’avais mal fait mon travail, et Drotte m’enjoignit d’aller dehors essayer de le dégager en y enfonçant une perche. Le vent était absolument glacial. Sans doute un signe annonciateur de votre hiver éternel, mais je n’en savais rien à l’époque – les hivers toujours plus froids chaque année. Bien entendu, lorsque j’allai déboucher le tuyau de vidange, je me retrouvai les mains éclaboussées par un jet d’eau nauséabonde.
« J’étais en colère car, à part Drotte et Roche, j’étais le plus âgé, et j’estimais que cette corvée aurait dû revenir aux apprentis les plus jeunes. J’étais en train de travailler de mon bâton le bouchon de saletés, lorsque je le vis, de l’autre côté de la Vieille Cour. Je suppose que les gardiens de la tour de l’Ours avaient dû organiser un combat privé d’animaux la nuit précédente, et ils avaient jeté devant leur porte ceux qui avaient succombé, en attendant le passage du récupérateur de peaux. Il y avait un arsinoïthère et un smilodon, ainsi que plusieurs loups. Le chien se trouvait sur le dessus du tas. Sans doute avait-il été le dernier à mourir, et ses blessures me firent penser qu’il avait été victime d’un loup. En fait, il n’était pas véritablement mort, mais il avait vraiment l’air de l’être.
« Je m’approchai pour le voir de plus près – une excuse pour arrêter la corvée, et souffler sur mes doigts gourds. Il était aussi froid et raide que… n’importe quoi qui me vienne à l’esprit. J’ai tué une fois un taureau avec mon épée, et lorsqu’il fut mort, baignant dans son sang, il avait encore l’air plus vivant que Triskèle à ce moment-là. Toujours est-il que je tendis la main et lui caressai la tête ; il l’avait presque aussi grosse que celle d’un ours, mais on lui avait coupé les oreilles ; on ne voyait dépasser que deux petites pointes. Il ouvrit les yeux en sentant ma main. Je fonçai à travers la cour et me mis à agiter mon bâton si furieusement qu’il fit aussitôt sauter le bouchon d’ordures ; je craignais en effet que Drotte n’envoyât Roche voir ce que j’étais en train de fabriquer.