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« Lorsque je repense à cet épisode, c’est comme si j’avais possédé la Griffe avec plus d’un an d’avance. Je ne saurais décrire l’expression qu’il eut quand, roulant son œil, il tourna son regard vers moi. Je me sentis profondément ému. Je n’ai jamais tenté de ressusciter d’animaux avec la Griffe, tant que je l’ai possédée. En fait, quand je rencontrais des animaux, j’avais plutôt envie de les tuer pour me nourrir, en général. Actuellement, je ne suis plus tout à fait aussi sûr qu’il soit convenable de tuer des bêtes pour manger. J’ai remarqué que vous n’aviez pas de viande dans vos réserves – seulement du pain, du fromage, des fruits séchés et du vin. Est-ce que votre peuple – enfin, je veux dire, les gens du monde d’où vous venez – pense comme moi ? »

Je me tus, dans l’espoir d’avoir une réponse, mais rien ne vint. Les sommets des montagnes étaient maintenant tous moins hauts que le soleil ; je ne savais plus si j’étais suivi par la présence éthérée de maître Frêne, ou plus simplement par mon ombre.

« Lorsque la Griffe était entre mes mains, repris-je, j’ai constaté qu’elle ne ressuscitait pas les victimes d’une agression humaine – bien qu’elle ait paru guérir la blessure de l’homme-singe auquel j’avais coupé la main. Dorcas pensait que cela venait de ce que j’avais fait ça moi-même. Je ne saurais dire ce qu’il en est : jamais je n’avais imaginé que la Griffe puisse connaître celui qui la tenait. Mais après tout, pourquoi pas ? »

Une voix – non pas celle de maître Frêne, mais une voix que je n’avais jamais entendue auparavant – lança soudain : « Bonne et excellente année ! »

Je levai la tête et vis, à quelque chose comme une quarantaine de pas de moi, un uhlan tout à fait semblable à celui qu’avaient tué les noctules d’Héthor, sur la route verte menant au Manoir Absolu. Ne sachant trop que dire ni que faire, je le saluai de la main et criai : « Est-ce que par hasard nous serions au jour de l’an ? »

Il éperonna son destrier et arriva au grand galop. « Eh oui. Nous sommes aujourd’hui au milieu de l’été, au commencement d’une nouvelle année. Qu’elle soit glorieuse pour notre Autarque ! »

Je m’efforçai de me souvenir de l’une de ces formules dont Jolenta était tellement friande. « Dont le cœur est le tabernacle de tous ses sujets, dis-je.

— Bien répondu ! Je m’appelle Ibar et j’appartiens à la 78e xénagie ; je suis en patrouille sur cette route jusqu’au soir… tant pis pour moi.

— Il n’y a rien d’illégal à utiliser cette route, que je sache.

— En effet. Dans la mesure, en tout cas, où vous avez les moyens de vous identifier.

— Bien entendu, bien entendu ! » J’avais presque oublié le laissez-passer que m’avait donné Mannéa. Je le pris aussitôt et le lui tendis.

À l’aller, lorsque je m’étais rendu à la Dernière Maison, je n’aurais su dire si les soldats qui m’avaient arrêté et interrogé savaient lire ou non. Tous avaient scruté le parchemin en prenant un air entendu, mais peut-être n’avaient-ils fait qu’identifier, en réalité, le sceau des pèlerines et l’écriture ferme et régulière – quoique un peu excentrique – de Mannéa. Il était manifeste, en revanche, que le uhlan lisait ; je pouvais voir ses yeux suivre les lignes d’écriture, et je crois même avoir deviné à quel moment ils s’arrêtèrent sur l’expression « enterrement décent ».

Il replia soigneusement le document, mais ne me le rendit pas. « Ainsi, vous faites partie du personnel des pèlerines.

— J’ai cet honneur, en effet.

— Vous étiez donc en train de prier… J’ai cru que vous parliez tout seul, quand je vous ai aperçu. Je me fiche complètement de tous ces trucs de religion. Nous avons l’étendard de la xénagie à portée de main, et les lois de l’Autarque un peu plus loin ; ce qui me suffit amplement en matière de révérence et de mystère ; mais j’ai entendu dire qu’elles étaient des femmes de bien. »

J’acquiesçai. « Je suis croyant… en tout cas plus que vous, il me semble. Mais ce sont en effet des femmes de bien.

— Et vous étiez chargé d’une mission en leur nom. Parti depuis combien de jours ?

— Trois.

— Vous en retournez-vous maintenant au lazaret de Media Pars ? »

J’acquiesçai de nouveau. « J’espère bien y arriver avant la nuit. »

Il secoua la tête. « Certainement pas. Armez-vous de courage… tel est mon conseil. » Il me tendit le parchemin.

Je le pris et le remis dans ma sabretache. « J’avais un compagnon de route, mais nous avons été séparés. Peut-être l’avez-vous vu. » Je décrivis maître Frêne.

Le uhlan secoua de nouveau la tête. « Je garderai sa description en mémoire, et je lui dirai vers où vous vous êtes dirigé, si je le vois. Bon. Dites-moi, accepteriez-vous de répondre à une question ? Ça n’a rien d’officiel et vous pouvez très bien me dire que cela ne me regarde pas, si vous voulez.

— Si je le peux, je répondrai.

— Qu’allez-vous faire lorsque vous quitterez les pèlerines ? »

Je fus un peu désarçonné par sa demande. « Mais… mon intention n’était pas de les quitter. Plus tard, peut-être.

— Eh bien, pensez à la cavalerie légère. Vous m’avez l’air de ne pas avoir les deux pieds dans le même sabot, et ce sont des hommes comme ça qu’il nous faut. Vous vivrez moitié plus longtemps que dans l’infanterie, et vous vous amuserez deux fois plus. »

Il repartit sur sa monture, me laissant méditer sur ses dernières paroles. J’étais convaincu qu’il était tout à fait sérieux lorsqu’il m’avait conseillé de dormir en chemin : mais c’est précisément cela qui me fit me presser le plus possible. J’ai la chance d’avoir de longues jambes, si bien que lorsque cela s’impose, je peux marcher aussi vite que d’autres trottent. J’utilisai donc cet avantage, ne me souciant plus de maître Frêne ni de mon passé tumultueux. Peut-être maître Frêne, sous une présence impalpable, m’accompagna-t-il alors ; peut-être même m’accompagne-t-il encore. Mais si ce fut le cas, je ne m’en rendis pas compte, et ne m’en rends toujours pas compte.

Teur n’avait pas encore détourné son visage du soleil quand j’arrivai au croisement d’où partait la route étroite que, un peu plus d’une semaine auparavant, j’avais empruntée avec le soldat mort. La poussière était toujours teintée de sang ; il y en avait même bien davantage que la première fois. Aux propos sibyllins du uhlan, j’avais cru que les pèlerines avaient été accusées de quelque méfait ; en réalité, me dis-je alors, il a dû y avoir un grand afflux de blessés au lazaret, et sans doute a-t-il estimé que je méritais un jour de repos avant de reprendre mon travail régulier. Cette pensée fut un grand soulagement pour moi ; des blessés en surnombre seraient une excellente occasion de montrer ce dont j’étais capable, et de convaincre plus facilement Mannéa de m’acheter au nom de l’ordre. Le tout était d’arriver à inventer une bonne histoire qui expliquât mon échec à la Dernière Maison.

Le spectacle que je découvris, une fois franchi le dernier virage de la route, était bien différent de ce à quoi je m’attendais, cependant.

À l’endroit où se dressait le lazaret, on aurait dit que le sol avait été labouré par une armée de fous – labouré et même creusé, car déjà un petit lac d’eau peu profonde s’était formé. Un cercle d’arbres déchiquetés entourait l’endroit.