« Qui es-tu ? » me lança-t-il. Puis, lorsque je lui eus donné mon nom : « Sévérian de Nessus, hein ? Tu es donc quelqu’un de civilisé – au moins à moitié –, mais on dirait bien que ton dernier repas remonte à quelque temps déjà…
— Nullement, répondis-je. Je dois dire que j’ai même rarement aussi bien mangé que ces derniers temps. » Je ne voulais surtout pas qu’il se doutât de ma faiblesse.
« Il n’empêche, tu prendrais bien un peu de supplément…
Ce n’est pas du sang ascien que je vois sur ton épée. Serais-tu un esclave ? Un irrégulier ?
— Cela fait un moment que je mène une existence assez irrégulière, en effet.
— Mais tu n’appartiens à aucune formation ? » Il sauta à terre avec une remarquable agilité, laissant pendre les rênes sur le sol, et se dirigea sans hésiter vers moi. Il avait les jambes légèrement arquées, et sa tête donnait l’impression d’avoir été pétrie dans de l’argile, puis écrasée par en dessus et par en dessous avant d’avoir été passée au four, tant elle était aplatie : son menton et son front étaient larges mais étroits en hauteur, ses yeux étaient comme des fentes, et sa bouche n’en finissait pas. Il me plut pourtant immédiatement par son entrain et parce qu’il ne faisait aucun effort pour cacher sa malhonnêteté.
« Je n’appartiens à rien ni à personne – simplement à mes souvenirs, répondis-je.
— Ah… », soupira-t-il, tournant théâtralement les yeux vers le ciel. « Je vois, je vois. Tous nous avons nos difficultés, oui, tous. S’agissait-il d’une femme ou de problèmes avec la loi ? »
Jusqu’à maintenant, je n’avais jamais envisagé les choses sous cet angle, mais, après quelques instants de réflexion, j’en vins à admettre qu’il y avait un peu des deux.
« Eh bien, mon ami, tu es tombé là où il fallait, et sur l’homme qui convient. Que penserais-tu d’un bon repas ce soir, de quelques dizaines de nouveaux amis dans la nuit, et d’une poignée d’orichalques demain ? Le programme te va-t-il ? Parfait. »
Il retourna à sa monture et, d’un geste rapide et précis d’escrimeur, il attrapa la bride qui traînait avant que le destrier ait pu faire un mouvement de recul. Une fois qu’il eut les rênes en main, il bondit sur la selle avec la même précision dont il avait fait preuve en en descendant. « Tu n’as plus qu’à monter derrière moi, me lança-t-il. Ce n’est pas loin, et elle est capable d’en porter deux sans problème. »
Je fis comme il me dit, mais avec bien plus de difficultés que lui, ne pouvant pas m’aider d’étriers. À peine étais-je assis que le destrier tirait un coup de patte en direction de ma jambe, vif comme un serpent ; mais son maître, qui s’attendait manifestement à ce comportement, le frappa avec une telle force du pommeau de bronze de son poignard que l’animal trébucha et faillit bien tomber.
« Ne fais pas attention », me dit l’homme. Son cou était tellement court qu’il pouvait à peine tourner la tête, et il parlait en tordant la bouche vers la gauche, pour me faire comprendre que c’était bien à moi qu’il s’adressait. « C’est une bête magnifique, et une rude bagarreuse, qui veut simplement s’assurer que tu connais sa valeur. Une initiation, en quelque sorte. Sais-tu ce qu’est une initiation ? »
Je lui répondis que le terme ne m’était pas inconnu. « Tout groupe qui mérite que l’on y appartienne en fait passer une, tu verras ; j’ai découvert ça moi-même. Et je peux te dire que quelqu’un qui n’a pas froid aux yeux réussit toujours l’épreuve, et qu’il est le premier à en rire par la suite. »
Sur cet encouragement sibyllin, il enfonça ses énormes éperons dans la bête de race comme s’il ne voulait rien moins que l’éviscérer sur-le-champ. Suivis par un nuage de poussière, nous nous mîmes à voler le long de la route.
Depuis le jour où j’avais chevauché le palefroi de Vodalus lors de ma sortie nocturne, à Saltus, j’avais cru, dans ma candeur, que l’on pouvait diviser toutes les montures en deux grandes catégories : les pur-sang, vifs et rapides, et les sang-mêlé, calmes et lents. Les meilleurs, selon ce système, étaient ceux qui couraient avec presque autant de grâce qu’un félin, tandis que les pires se déplaçaient tellement maladroitement que peu importait comment. L’une des maximes favorites de l’un des tuteurs de Thècle était cependant que tous les systèmes à deux entrées de ce genre étaient faux, et cette promenade fut pour moi l’occasion de rendre hommage à son bon sens. La monture de l’homme qui m’avait pris sous sa protection appartenait de toute évidence à une troisième catégorie (je découvris par la suite que l’on pouvait y ranger bon nombre d’individus), comprenant ce genre de bêtes plus rapides que des hirondelles mais qui ont l’air de marteler un sol de granit avec des sabots d’acier. Les hommes détiennent d’innombrables avantages par rapport aux femmes, et c’est pour cette raison qu’ils leur doivent à juste titre aide et protection ; mais il en est un considérable que les femmes peuvent se vanter de posséder, c’est de ne pas risquer à tout instant de se faire écraser les organes reproducteurs sur la colonne vertébrale osseuse de l’une de ces brutes lancée au galop. Je connus ce désagrément une bonne trentaine de fois avant que ne prît fin notre chevauchée, et lorsque je pus enfin me laisser glisser le long de la volumineuse croupe – non sans faire un bond de côté pour éviter un coup de sabot –, je n’étais pas précisément de bonne humeur.
Nous nous étions arrêtés dans l’un de ces petits champs perdus que l’on trouve parfois au milieu des collines, et qui s’étendent, à peu près plats, sur une centaine de pas environ. Au centre, s’élevait une tente de la dimension d’une petite maison, et un drapeau noir et vert délavé battait en haut d’un mât planté devant. Plusieurs dizaines de montures entravées étaient en train de paître librement dans le pré, tandis qu’un nombre équivalent d’hommes en haillons, ainsi qu’une poignée de femmes aussi peu soignées, traînaient alentour, nettoyant leurs armes, dormant ou jouant.
« Regardez un peu ! » lança mon protecteur à la cantonade, en mettant pied à terre, « je vous amène une nouvelle recrue. » Puis il ajouta à mon adresse : « Sévérian de Nessus, tu te trouves en présence de la 18e bacèle de Contophores irréguliers, qui ne compte que des combattants d’un courage à toute épreuve dès qu’il y a quatre sous à ramasser. »
Les hommes et les femmes habillés de loques se levaient et faisaient peu à peu cercle autour de nous ; beaucoup d’entre eux arboraient un sourire ironique. Ils étaient conduits par un homme très grand et très mince.
« Camarades, je vous présente Sévérian de Nessus ! »
Puis, l’homme à la tête aplatie m’expliqua : « Sévérian, je suis ton condottiere. Appelle-moi Guasacht ; la grande asperge que tu vois ici, qui est encore plus grand que toi, c’est Erblon, mon second. Les autres ne tarderont pas à se présenter eux-mêmes, j’en suis sûr.
« Erblon, il faut que je te parle ; il y aura des patrouilles demain. » Prenant l’homme de haute taille par le bras, il se dirigea avec lui vers la grande tente. Je me retrouvai complètement encerclé par le reste des membres de la bacèle.
L’un des hommes les plus puissamment bâtis, une espèce d’ours qui ne faisait peut-être pas tout à fait ma taille mais certainement le double de mon poids, montra le cimeterre d’un geste. « Tu n’as pas de baudrier où mettre ça ? Montre-moi ça. »
Je tendis l’arme sans même discuter ; quelle que pût être la suite des événements, j’avais la certitude que je n’aurais pas à me servir d’un objet aussi meurtrier.