« Ainsi donc, tu es cavalier, n’est-ce pas ?
— Non, répondis-je. J’ai bien monté un peu, mais je ne me considère pas comme un expert.
— Mais tu es tout de même capable de t’en sortir avec une bête ?
— Je m’en sors mieux avec les hommes et avec les femmes. »
Tout le monde se mit à rire à cette repartie, et l’homme taillé en force dit après : « Voilà qui tombe bien, parce que tu n’auras pas beaucoup à monter, probablement, tandis qu’une bonne compréhension des femmes – mais aussi des destriers – ne manquera pas de t’être utile. »
À peine avait-il fini que je pus entendre un bruit de sabots se rapprocher. Deux hommes menaient un étalon pie musclé à l’œil fou. Ses rênes avaient été séparées et allongées, si bien que les hommes pouvaient se tenir de part et d’autre de sa tête, à environ trois pas. Une souillon à la crinière fauve, le visage rieur, se tenait très à l’aise sur la selle ; en lieu et place des guides, elle tenait une cravache dans chaque main. Les soldats et leurs femmes poussèrent des cris de joie et applaudirent. Au bruit, l’étalon pie, vif comme une bourrasque, se cabra, puis se mit à battre l’air de ses pattes antérieures, exhibant les excroissances de cornes que nous appelons des sabots, mais qui sont en fait de véritables serres, presque aussi bien adaptées au combat qu’à mordre dans la terre durant la course. Ses mouvements étaient si vifs que je n’arrivais pas à les suivre des yeux.
L’homme à la puissante carrure me gratifia d’une bonne claque dans le dos. « Ce n’est certes pas le meilleur de tous ceux que j’ai eus, mais il n’est pas si mal, et je l’ai moi-même entraîné. Mesrop et Lactan vont te passer les rênes, et tu n’auras qu’une chose à faire : monter dessus. Si tu peux y arriver sans jeter Daria à terre, tu pourras l’avoir tant qu’on ne t’aura pas remis la main dessus. » Puis, élevant la voix : « C’est bon, on y va ! »
Je m’attendais à ce que les deux hommes me tendent les rênes. Au lieu de cela, ils me les jetèrent au visage, et, dans les gestes désordonnés que je fis pour les attraper, je les manquai toutes les deux. Quelqu’un aiguillonna l’étalon pie de derrière, et son dresseur émit un sifflement particulier au son perçant. L’étalon avait été dressé pour le combat, comme les destriers de la tour de l’Ours, et bien que ses longues dents n’eussent pas été gainées de métal, elles avaient été laissées telles que la nature les avait conçues, et sortaient de sa bouche comme deux couteaux.
J’eus tout juste le temps d’éviter un coup de sabot vif comme l’éclair, et tentai de saisir le harnais ; mais je pris à ce moment-là un coup de cravache en plein visage et, sous la poussée du destrier, j’allai rouler par terre.
Sans doute les soldats durent-ils le retenir, sans quoi j’aurais certainement été piétiné. Peut-être même m’aidèrent-ils à me remettre sur mes pieds, mais je n’en suis pas sûr. J’avais la gorge pleine de poussière et, coulant de mon front, un filet de sang me dégoulinait dans les yeux.
Je me dirigeai de nouveau vers l’étalon pie, en essayant de le contourner par la droite, cette fois, pour éviter ses sabots. Mais il fut plus rapide que moi, sans compter que la dénommée Daria fit claquer ses deux cravaches au ras de ma tête pour me déconcentrer. Par colère davantage que par calcul, je saisis l’une des lanières au vol. La dragonne du manche se trouvait enroulée autour de son poignet, si bien que lorsque je tirai d’un coup pour lui arracher sa cravache, elle la suivit et tomba dans mes bras. Elle me mordit à l’oreille, mais je pus la saisir par la nuque, lui faire faire un demi-tour, planter ma main dans l’une de ses fesses musclées et la soulever. L’étalon pie parut avoir peur des coups de pied désordonnés qu’elle donnait en se débattant ; je fis ainsi reculer l’animal au milieu de la foule jusqu’à ce qu’un de ceux qui l’excitaient l’aiguillonne à nouveau et le lance sur moi, et pose le pied sur les rênes.
Après cela, je n’eus plus de difficulté. Je lâchai la fille, puis prenant le pie par le mors, je lui tordis le cou tout en portant un coup très sec du pied sur ses canons antérieurs – comme j’avais appris à le faire avec nos clients récalcitrants. Avec une espèce de hennissement suraigu, il s’effondra sur le sol. Je fus en selle avant qu’il ait pu seulement se remettre à genoux, et, dès qu’il fut debout, je le fouettai vigoureusement pour le lancer à travers la foule ; puis je fis demi-tour et chargeai de nouveau.
J’avais souvent entendu parler, depuis que j’étais enfant, de l’excitation qu’engendre ce genre d’affrontement, mais je n’en avais jamais fait l’expérience. Ce que je savais me parut bien en dessous de la vérité. Les soudards et leurs femmes couraient en tous sens en criant, et quelques-uns tirèrent leur épée. La menace aurait eu autant d’effet sur une bourrasque d’orage ; j’en bousculai bien une demi-douzaine sur mon passage. La chevelure flamboyante de la fille flottait comme une bannière tandis qu’elle fuyait, mais des jambes humaines étaient incapables de distancer ma bête. La dépassant en pleine course, je saisis la fille par cette crinière de flammes et la jetai devant moi, en travers de l’arçon.
Une sente tortueuse conduisait dans un ravin sombre, et ce ravin dans un autre. Nous dispersâmes un troupeau de daims ; en trois bonds, l’étalon rattrapa et bouscula un grand mâle dont les bois portaient encore le velours. À l’époque où j’étais licteur de Thrax, on m’avait raconté que les éclectiques aimaient à poursuivre le gibier ainsi, sautant de monture pour poignarder leur proie. Maintenant, je croyais ces histoires : un couteau de boucher m’aurait suffi pour égorger le grand mâle.
Nous le laissâmes derrière nous, franchîmes une colline, puis fonçâmes dans une vallée boisée et silencieuse. Lorsque l’étalon pie fut à bout de souffle, je le laissai avancer au pas et trouver lui-même son chemin entre les arbres, lesquels étaient les plus imposants que je voyais depuis Saltus ; et lorsqu’il cessa finalement pour brouter l’herbe clairsemée et tendre qui poussait entre leurs racines, je décidai qu’il était aussi temps pour nous de faire une halte. Je jetai les rênes au sol comme j’avais vu Guasacht le faire, avant de sauter à terre et d’aider la fille à descendre.
« Merci », dit-elle. Puis elle ajouta : « Tu y es arrivé. Je ne l’aurais jamais cru.
— Sans quoi, tu n’aurais jamais accepté de te prêter à ce petit jeu ? Je pensais qu’on t’avait forcée.
— Je ne t’aurais pas blessé avec la cravache. Tu vas vouloir te venger maintenant, n’est-ce pas ? Avec les rênes, sans doute…
— Qu’est-ce qui peut te faire penser cela ? » J’étais épuisé, et je m’assis sur le sol. Des fleurs jaunes minuscules, pas plus grosses que des gouttes d’eau, émaillaient le gazon. J’en cueillis quelques-unes, et crus retrouver le parfum du calambac.
« J’ai l’impression que c’est ton genre… En plus, tu m’as portée le derrière en l’air, comme le font toujours les hommes quand ils ont l’intention de frapper.
— J’ignorais complètement ces détails. C’est tout à fait passionnant.
— Il y en a encore bien d’autres que je pourrais t’apprendre. De ce genre. » D’un geste vif et gracieux elle s’assit à côté de moi, posant une main sur mon genou. « Écoute, il s’agissait d’une initiation, c’est tout. Nous prenons chacune notre tour ; c’était le mien, et le coup de cravache était prévu. C’est fini, maintenant.
— Je comprends.
— Alors, tu ne vas pas me battre ? C’est merveilleux ! Nous allons pouvoir prendre du bon temps ici, vraiment. Tout ce que tu voudras et tant que tu voudras. Nous ne reviendrons que pour le dîner.
— Je n’ai pas dit que je n’allais pas te battre. »