Son visage, sur lequel jouait depuis un moment un sourire forcé, changea d’expression, et elle tourna les yeux vers le sol. Je lui dis qu’elle n’avait qu’à s’enfuir.
« Cela ne ferait que rendre le jeu plus excitant pour toi, et tu en profiterais pour me battre encore plus fort avant qu’on en termine. » Sa main remontait le long de ma cuisse tandis qu’elle parlait. « Tu es beau garçon, tu sais. Et si grand. » Elle arqua le dos de façon à venir enfouir son visage entre mes cuisses, m’émoustillant d’un baiser. Puis elle se redressa soudain. « Ça pourrait être bien, vraiment bien.
— Ou bien tu pourrais te tuer. As-tu un couteau sur toi ? »
Pendant quelques instants, sa bouche forma un cercle parfait. « Mais tu es complètement fou ! J’aurais dû m’en douter. » Elle sauta sur ses pieds.
Je la saisis par une cheville et l’envoyai bouler sur le sol mou de la forêt. Sa chemise était usée jusqu’à la trame ; d’un geste, elle fut déchirée en deux. « Tu as pourtant dit que tu ne courrais pas. »
Les yeux agrandis par la peur, elle me regarda par-dessus son épaule.
« Tu n’as aucun pouvoir sur moi, lui dis-je. Ni toi ni eux. Je n’ai peur ni de la souffrance ni de la mort. Il n’est qu’une seule femme vivante que je désire, et aucun homme, moi mis à part. »
20
La patrouille
Le périmètre que nous occupions ne faisait guère plus de deux cents pas de large. Pour l’essentiel, nos ennemis n’avaient à leur disposition que des coutelas et des haches – ces haches et leurs haillons me rappelant les volontaires contre lesquels j’étais intervenu dans la nécropole pour aider Vodalus –, mais en revanche ils étaient déjà plusieurs centaines, et des renforts ne cessaient de leur arriver.
C’est dès avant l’aube que la bacèle s’était mise sur le pied de guerre et avait quitté le camp. Et les ombres s’allongeaient encore démesurément, le long d’un front en constant changement, lorsqu’un éclaireur signala à Guasacht les profondes ornières laissées par un véhicule circulant en direction du nord. Nous poursuivîmes durant trois veilles.
Le groupe de pénétration ascien qui avait réussi à s’en emparer se battait courageusement, se retournant vers le sud pour nous prendre par surprise, puis vers l’ouest, pour repartir ensuite au nord comme un serpent qui se tord. Ils laissaient cependant toujours derrière eux une piste sanglante, celle de leurs cadavres, car ils étaient pris entre notre feu et celui des gardes à l’intérieur, qui tiraient depuis les meurtrières. Ce n’est que vers la fin, lorsque les Asciens se retrouvèrent dans l’impossibilité de fuir, que nous nous rendîmes progressivement compte de la présence d’une autre bande de pillards.
Vers midi, la petite vallée se trouva complètement encerclée. Le lourd véhicule d’acier brillant, contenant toujours ses morts et ses blessés, était embourbé jusqu’aux essieux. Gardés par nos propres blessés, les prisonniers asciens que nous avions faits étaient installés en face. L’officier ascien parlait notre langue ; une veille plus tôt, Guasacht lui avait donné l’ordre de dégager le fourgon, et avait abattu plusieurs Asciens lorsqu’il avait refusé ; il en restait une trentaine, presque nus, apathiques, le regard vide. Leurs armes étaient entassées à quelque distance, à proximité de l’endroit où nos montures étaient attachées.
Guasacht avait entrepris la tournée de nos positions, et je le vis faire halte près de la souche qui abritait le soudard de sa bacèle le plus proche de moi. Une tête ennemie surgit de derrière des buissons, un peu avant le sommet de la hauteur que je surveillais. Un éclair de feu jaillit de mon contus et abattit la malheureuse ; elle sauta uniquement par réflexe, puis ses membres se replièrent sur elle comme les pattes sur le corps d’une araignée que l’on jette dans les braises d’un feu. Elle avait un visage très blanc sous son bandana rouge, et je compris tout d’un coup qu’on l’avait obligée à se montrer, que c’étaient ceux qui se trouvaient cachés derrière le buisson qui l’avaient poussée à regarder, soit qu’ils ne l’aimassent point, soit simplement qu’ils ne lui attribuassent aucune valeur. Je fis feu de nouveau, balayant de ma foudre le bouquet de végétation ; un nuage de fumée âcre s’éleva et se mit à dériver vers moi comme le fantôme de la femme.
« Ne gaspille pas tes charges », dit la voix de Guasacht à mes côtés. Plus par habitude que par peur, je pense, il s’était aplati à deux pas de moi.
Je lui demandai si celles-ci seraient épuisées avant la nuit, sur un rythme de six coups par veille.
Il haussa les épaules, puis secoua la tête.
« C’est la cadence de tir à laquelle j’utilise cet engin, dans la mesure où je peux en juger à la hauteur du soleil. Mais lorsque la nuit viendra… »
Je le regardai interrogativement, et il ne put que hausser une deuxième fois les épaules.
« Lorsque la nuit viendra, repris-je, nous ne pourrons les voir que quand ils seront à quelques pas de nous. Nous serons obligés de faire feu plus ou moins au jugé, et nous en tuerons bien quelques dizaines. Après quoi, il faudra tirer l’épée et combattre dos à dos. Puis ils nous achèveront.
— Les secours arriveront avant cela », objecta-t-il. Mais quand il vit que je ne le croyais pas, il cracha par terre. « J’aurais préféré ne jamais voir ces fichues traces de roues. J’aurais préféré ne jamais en entendre parler. »
Ce fut à mon tour de hausser les épaules. « Abandonnez-le aux Asciens, et nous ferons une sortie.
— Il y a un argent fou là-dedans, je te dis ! Ce doit être la paye de nos troupes, en or. C’est trop lourd pour être quelque chose d’autre.
— Le blindage à lui seul doit déjà faire un bon poids.
— Pas tellement. J’ai déjà vu ce genre de fourgon de près, et je suis sûr que c’est de l’or qui vient de Nessus ou du Manoir Absolu. Mais ces choses à l’intérieur… on n’a jamais vu de créatures pareilles !
— J’en ai vu, moi. »
Guasacht me regarda fixement.
« Lorsque j’ai franchi la porte de Compassion dans le Mur de Nessus. Ce sont des hommes-bêtes, fabriqués par les mêmes artifices dont le secret s’est perdu, que ceux qui font que nos destriers courent plus vite que n’allaient autrefois les véhicules terrestres. » J’essayai de me souvenir de ce que Jonas m’avait dit d’autre, et j’ajoutai, un peu hésitant : « L’Autarque les charge des corvées qui sont trop pénibles pour les hommes, ou bien de celles pour lesquelles on ne peut faire confiance aux hommes.
— Voilà qui expliquerait pas mal de choses. Je ne vois pas très bien pourquoi ils voleraient l’argent : où iraient-ils avec ? Écoute, je t’ai à l’œil, depuis le début.
— Je sais, dis-je, je m’en suis rendu compte.
— Je te répète que je t’ai à l’œil depuis le début. Surtout depuis que tu as réussi à retourner ton fichu étalon pie contre l’homme qui l’avait dressé. On peut voir ici, en Orithye, bien des hommes forts et bien des hommes courageux – en particulier lorsqu’on enjambe leurs cadavres. On voit aussi bien des gars brillants, et dix-neuf sur vingt d’entre eux sont si brillants qu’ils ne sont d’aucune utilité pour personne, y compris pour eux-mêmes. Ceux qui ont vraiment de la valeur ce sont les hommes – et parfois les femmes – qui disposent d’une sorte de pouvoir, le pouvoir de faire que les autres aient envie d’obéir à ce qu’ils ordonnent. Je ne cherche pas à me vanter, mais c’est quelque chose que j’ai. Toi aussi.
— Ça n’a pas été particulièrement manifeste dans ma vie, du moins jusqu’ici.
— Il faut parfois une guerre pour le faire apparaître ; c’est l’un des avantages des guerres, et vu qu’elles n’en ont pas beaucoup, autant apprécier ceux qu’elles nous procurent. Sévérian, je veux que tu ailles jusqu’au fourgon négocier avec ces hommes-animaux. Tu dis plus ou moins les connaître ; arrange-toi pour les faire sortir et combattre à nos côtés. Nous sommes du même bord, après tout. »