J’acquiesçai. « Et si je me débrouille pour leur faire ouvrir les portes, nous pourrons nous partager l’argent. Il y en a bien quelques-uns, parmi nous, qui arriveront à s’échapper. »
Guasacht secoua la tête avec une expression écœurée. « Qu’est-ce que je t’ai dit, il y a seulement un instant, à propos des gars trop brillants ? Si tu étais vraiment brillant, tu ne l’aurais pas ignoré. Non, tu leur expliques que même s’ils ne sont que trois ou quatre, chaque combattant compte. Qui plus est, il y a une chance qu’à leur vue cette foutue bande de pillards prenne peur et fiche le camp. Laisse-moi ton contus ; je surveillerai ton secteur à ta place pendant ce temps jusqu’à ton retour. »
Je lui tendis l’arme au long canon. « Au fait, qui sont ces gens ?
— Ceux qui nous encerclent ? La racaille qui suit habituellement les armées : des catins et des mercantis, des hommes et des femmes. Des déserteurs. De temps en temps, l’Autarque ou l’un de ses généraux lance un coup de filet pour les attraper et les faire travailler, mais ils filent à la première occasion. Filer en douce est d’ailleurs leur grande spécialité. Il faudrait te balayer tout ça…
— Ai-je tout pouvoir pour traiter avec les prisonniers du fourgon ? Tu ne me lâcheras pas ?
— Ce ne sont pas des prisonniers… enfin, si, on peut dire qu’ils le sont. Tu leur répètes ce que je t’ai dit, et tu essaies de faire le meilleur arrangement possible. Je te soutiendrai. »
Je le regardai pendant quelques instants, m’efforçant de deviner s’il était ou non sincère. Comme beaucoup d’hommes d’âge mûr, son visage laissait transparaître ce qu’il serait une fois vieux – les traits défaits et obscènes de quelqu’un commençant déjà à marmonner les objections et les plaintes qu’il ne manquerait pas d’élever lors de son ultime embuscade.
« Tu as ma parole. Va.
— Très bien. » Je me levai. Le fourgon blindé me rappelait les véhicules dans lesquels on nous amenait nos clients importants, à la Citadelle. Ses rares fenêtres étaient étroites et munies de barreaux, et ses roues arrière faisaient la taille d’un homme. Le poli de son blindage d’acier faisait penser à cette technologie perdue dont j’avais parlé à Guasacht. Je savais que les hommes-bêtes qui se trouvaient à l’intérieur avaient de meilleures armes que les nôtres. J’avançai les bras tendus pour bien montrer que je n’en avais pas, d’un pas aussi régulier que possible, jusqu’à ce qu’une tête se montre à l’une des fenêtres munies de barreaux.
Lorsqu’on entend parler de ce genre de créatures, on s’imagine quelque chose de stable, à mi-chemin entre l’homme et l’animal ; mais quand on les voit pour de bon, comme je voyais en ce moment cet être bestialisé, et comme j’avais autrefois vu les hommes-singes de la mine de Saltus, ce n’est pas du tout l’impression que l’on éprouve. La meilleure comparaison qui me vienne à l’esprit serait avec le tremblement du feuillage d’un bouleau argenté secoué par le vent. À un moment donné, il à l’air d’un arbre ordinaire, au suivant, quand apparaît le dessous de ses feuilles, on dirait quelque création surnaturelle. Ainsi en va-t-il avec les hommes-bêtes. J’eus tout d’abord l’impression d’être observé par un bouledogue depuis derrière les barreaux ; puis plutôt par un homme – un homme d’une noble laideur, au visage tanné et aux yeux ambrés. Je rapprochai une main de la fenêtre, pour lui communiquer mon odeur, me souvenant de Triskèle.
« Qu’est-ce que vous voulez ? » Il avait une voix rude, mais pas déplaisante.
« Sauver vos existences », répondis-je. Ce n’était pas la bonne chose à dire, ce que je compris à l’instant même où les mots sortaient de ma bouche.
« Il nous importe seulement de sauver notre honneur. »
J’acquiesçai. « L’honneur est la plus haute existence.
— Si vous pouvez nous montrer comment sauver notre honneur, parlez. Mais nous ne rendrons jamais ce qui nous a été confié.
— Vous l’avez déjà rendu », objectai-je.
Le vent tomba – et le bouledogue fut instantanément de retour, crocs découverts et regard flamboyant.
« Ce n’est pas dans le but de protéger cet or des Asciens que l’on vous a placés dans ce fourgon, mais bien plutôt de ceux qui, dans la Communauté même, ne se gêneraient pas pour le voler s’ils en avaient l’occasion. Les Asciens sont vaincus – regardez-les. Nous sommes les fidèles serviteurs de l’Autarque, et nous n’allons pas tarder à nous trouver écrasés par ceux-là mêmes contre qui vous deviez protéger l’or.
— Avant de l’avoir, ils devront me tuer, ainsi que mes camarades. »
C’était donc de l’or. J’ajoutai alors : « Exactement. C’est pourquoi vous devez sortir et nous venir en aide, tant qu’il nous reste une chance de l’emporter. »
Il parut hésiter, et je ne fus plus tout à fait aussi sûr d’avoir eu tort en lui parlant tout d’abord de sauver sa vie. « Non, finit-il par dire. Impossible. Ce que vous dites est peut-être juste, je l’ignore. Notre loi n’est pas la loi de la raison ; c’est celle de l’honneur et de l’obéissance. Nous restons.
— Mais vous vous rendez compte que nous ne sommes pas vos ennemis ?
— Tous ceux qui cherchent à s’approcher de ce que nous gardons sont nos ennemis.
— Nous le gardons également. Si cette bande de maraudeurs et de déserteurs s’avance à portée de vos armes, ouvrirez-vous le feu sur elle ?
— Bien entendu. »
Je me dirigeai alors vers le groupe démoralisé des Asciens, et demandai à parler avec leur chef. L’homme qui se leva était d’une taille à peine plus élevée que les autres, et la forme d’intelligence que laissait deviner son visage était de celle qui caractérise parfois certains fous – ceux dont on dit qu’ils sont « malins ». Je lui dis avoir été envoyé par Guasacht pour négocier en son nom, parce que j’avais eu l’occasion de parler à des prisonniers asciens et connaissais leurs mœurs. Ce préliminaire alla jusqu’aux oreilles des blessés de la bacèle qui les gardaient – ce que je voulais –, et qui pouvaient voir que leur chef tenait ma position.
« Salutations au nom du groupe des Dix-sept, dit solennellement l’Ascien.
— Au nom du groupe des Dix-sept. »
L’Ascien parut surpris, mais acquiesça.
« Nous sommes encerclés par les sujets déloyaux de l’Autarque, repris-je, lesquels sont donc les ennemis de l’Autarque comme du groupe des Dix-sept. Le commandant de notre unité, Guasacht, a mis au point un plan pour que nous puissions sortir libres et vivants de ce piège.
— Les vies des serviteurs du groupe des Dix-sept ne doivent pas être gaspillées sans raison.
— Précisément. Voici quel est ce plan. Nous allons atteler une partie de nos destriers à ce fourgon – autant qu’il en faudra pour le dégager. Vous et vos gens devrez également contribuer à le libérer. Lorsque ce sera fait, nous vous restituerons vos armes, et nous vous aiderons à nous ouvrir un passage dans leurs lignes. Nos soldats et les vôtres iront dans la direction du nord, et vous pourrez garder le fourgon et l’argent qui s’y trouve, comme vous l’espériez quand vous l’avez capturé.
— La lumière de la Pensée Correcte disperse les ténèbres les plus profondes.
— Non ; nous ne sommes pas passés dans le camp du groupe des Dix-sept. Vous devez simplement nous aider en échange. En premier lieu, à sortir le fourgon de sa fondrière ; en deuxième lieu, à franchir le barrage ennemi ; en troisième lieu, enfin, en nous servant d’escorte pour nous permettre de traverser sains et saufs vos propres lignes, afin que nous puissions regagner les nôtres.